"COMME MA MERE DISAIT..." , par Izza Genini
Ma mère, de son prénom, Habiba, est née à l‘avant dernier siècle, dans une forteresse, un ksar altier au sein d’une nature en majesté dans la région de Marrakech.
Elle n’a pas connu l’école, encore moins l’écriture et la lecture. Pas plus que ses trois premières filles nées dans le village en pisé de Oulad Moumen.
Avec le recul, je mesure toute la frustration rageuse mêlée d’envie et d’admiration que ma mère a du nourrir sa vie durant, pour les « qaryene », les « lettrés », d’autant que ses six enfants suivants prirent eux le chemin de l’école, de la « Squella » comme elle disait, en accusant le fossé qui se creusait entre ceux qui lisent ceux qui ne lisent pas… jusqu’à ce qu’au comble de l’impuissance, elle arrive à proférer, excédée: «tkune khalya dik squella! » que soit détruite cette école!
Alors, comment dans ces conditions, pouvait-elle réaliser que chacun des proverbes ou des adages qui venait immanquablement ponctuer toute situation, contenait à lui seul, en peu de mots, souvent en rythmes et presque toujours en rimes des trésors de sagesse, des leçons de savoir-vivre, une mine de connaissances psychologiques et philosophiques…
Rendant à César… elle ne manquait jamais de citer ses sources en concluant: « Ma khelaw louwliyine ma qalo » , les « anciens ont tout dit!
Qu’ont-ils dit ces anciens justement?
La vie rude que mes parents menaient alors dans le bled leur donnait du souci et suscitaient bien des proverbes de circonstance « Ma fel-hem gher elli ka yefhem, difficile à traduire sinon par l’equivalence d’« un imbécile heureux! »
car selon l’adage, il suffit d’une seule nuit soucieuse pour vider le roseau de sa substance, « bat el hem lila felqesba u khwaha ».

Heureusement la rigueur de ces proverbes pouvait être adoucie par le conseil:
« 3mel el hem fe-chebka, chi yduj u chi yebqa! »
Passe tes soucis au tamis, certains passeront, d’autres resteront…
Dans bien des cas ces conseils allaient jusqu’à la déraison
« Hbel terbah! » Sois fou, et tu y arriveras!
confirmé par un profond proverbe à méditer:
«Elli sab raha fel lehbal, ache ghadi yedir bel la3quel? »
Celui qui trouve la paix dans la folie, qu’a-t-il besoin de sa raison?
Mais pas si fou que ça le fou? ou pas si saoul que ça le saoul? quand la folie de l’un et l’ivresse de l’autre ne les empêche pas de veiller au grain : « sekrane u hadi hwajjo! » Ivre mais veillant à ses affaires!
La soucis de l’époque avaient leur corollaire: l’argent !! sujet inépuisable! s’il en faut!
Mon père, tout autant analphabète que ma mère, était fort en calcul mental. Il ne pouvait s’empêcher de se livrer à un petit jeu qui consistait à déduire le prix de revient à l’unité d’un fruit ou d’un quelconque produit, à partir d’un kilo par exemple. A quoi ma mère lui signifiait invariablement,
« elli hsebha ma kelha » à trop compter la chose, on ne jouit pas de la chose! Einstein n’aurait-il pas dit « ce qui compte ne se compte pas?
Au souk, Il fallait pourtant compter! mais point trop tout de même car
« Fe-khesso, tkhelli nesso » Au bon marché, qualité à moitié!
Cruelle vérité adressée au démuni:
« elli ma 3ando floss, klamo messus u glessto bayne nass, khsara ». Fades sont les paroles du fauché, et sa compagnie inutile!
A moins que ce même démuni ne soit assez prétentieux pour répondre à la question
«ach khessek al 3eryane? -khatem a moulay! »
«De quoi as tu besoin? toi l’indigent? -une bague, Monsieur! »
Des bijoux, ma mère n’avait pas trop les moyens de s’en payer, encore moins pour investir dans l’immobilier mais j’aimais l’entendre affirmer: « ajora tel haït kher men yajora fel khet »
une brique dans un mur vaut mieux qu’une perle au cou.
Si l’analphabétisme génère frustration, complexe et impuissance, la foi, la confiance et l’espérance sont heureusement là pour palier ces manques: « Ila bgha LLah yeghnini yetqeb sqef u ye3tini»
Si D. veut m’accorder une faveur, iI trouerait le plafond pour me l’envoyer.
D’ailleurs pour elle « on ne reçoit que du Ciel, tout le reste est mensonge.
«el 3atei LLah, u men-ghero gueddab »
De l’espérance il lui en fallait beaucoup, de la patience aussi pour élever ses 9 enfants avec si peu de moyens et de confort. Souvent, pour ne pas céder à l’épuisement ou au découragement, elle levait les yeux au Ciel pour implorer un supplément de patience :
« Llah yijid sber lell sabrane! »
Que D. redonne de la patience aux patients!
Quant aux impatients pressés de voir le résultat d’une action avant de fournir le moindre effort, elle ironisait :
« 3mel jbiba fe-mmo u sbah chekrane!
un simple raisin en bouche et le voilà déjà ivre mort!
ou recommandait:
« Dreja be dreja hetta yehhen moul el forja »
Peite marche par petite marche, jusqu’à ce que le Grand Metteur en Scène veuille bien t’accorder Sa grâce.
Si en revanche il fallait surmonter les difficultés d’une quelconque entreprise, il fallait en payer le prix :
«elli bra zine yesber le-tqib ludnine,
Pour être belle il faut supporter le percement d’oreilles
Des efforts et de la persévérance elle n’en manquait pas, elle qui savait que «dwam ka yetqeb erkham! »
la ténacité finit par creuser le marbre!
mais à gare celui qui ne veut rien entendre ni comprendre :
« urih, urih, wila mabghach chir u khellih».
Enseigne, enseigne, si ça ne marche pas laisse tomber !
puisqu’un simple clin d’oeil suffit à l’avisé pour comprendre, tandis que le buté faut y aller à coup forcé!
« el hor bel ghemza ul 3abd be debza »
Tout est affaire de dosage! car Qui trop embrasse mal étreint:
«ja ye-bussha, 3maha!». En voulant l’embrasser, il l’a aveuglée!
Du bled au bourg, du bourg à la métropole, de Casablanca à Paris, ma mère n’a pas davantage acquis de lettres, elle a continué à condenser ses pensées, ses réflexions, ses impressions en quelques mots qui tombaient toujours pile poil comme
« tah el gherraf u ja 3la gh’tah »
le pot est tombé pile sur son couvercle!
L’ambition absolue aux yeux de ma mère était que sa petite dernière, moi en l’occurence qui suis allée jusqu’au bac et au delà soit « maïstra »! Elle en avait plein la bouche de ce mot. Vous l’avez deviné, que je devienne « maîtresse d’école! » Je le fus en effet mais pendant un an seulement, puis très vite je me suis tournée vers le cinéma, ses tracas, ses luttes, ses aventures…
Témoin de mes batailles incessantes, elle me disait
« 3melti rasek fe tben, ka ykerkshouha-lik djaj! »
tu as mis ta tête dans la paille, t’étonne pas de voir les poules te l’ébouriffer!
et de soupirer « lokan gher bqiti « maïstra! »
Si seulement tu étais restée institutrice!…
Ma chère mère, je ne suis pas restée maîtresse d’école, au risque de décevoir tes attentes, mais si je n’avais pas fait tous ces films sur le Maroc je ne serais peut être pas là aujourd’hui à évoquer ce savoir ancestral que tu nous as légué par tes proverbes, tes adages, tes dictons, tes paroles, si vivants, si permanents, si actuels dans leur sens et dans leur portée.
Tu l’as dit:
« klam eldid ka yehallo bab del hdid »
de douces paroles enfoncent les portes de métal
et tu as vérifié ta vie durant que
« 3ammer ma3na ma kherj’t guedaba »
jamais proverbe ne saurait mentir!
Je pourrais vous citer encore bien des trésors de ce savoir ancestral dont le charme ne réside pas tant dans leur énoncé que dans leur usage in situ : « sal lemjerrab, la tsal tbeb »,
mieux vaut s’adresser à l’éprouvé qu’au toubib!
mais je voudrais surtout remercier Driss Khrouz d’avoir saisi au bond ma suggestion d’inscrire les proverbes au programme des savoirs ancestraux. 

Ce faisant il m’offre l’occasion, non pas de défendre l’analphabétisme, loin s’en faut, mais d’accorder à tous ceux et celles qui n’ont pas eu ou qui n’ont toujours pas aujourd’hui le privilège de fréquenter les bancs d’une école, dans quelque langue que ce soit, la reconnaissance de leur savoir oral, immatériel, riche et si nécessaire à toutes les générations, et leur permettre ainsi de sortir de ces sentiments d’indignité, d’infériorité, quand il ne s’agit pas de déshonneur auxquels les assigne leur analphabétisme.

Je vous remercie de votre attention.
Izza Génini