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CHRONIQUE DE MOGADOR : LE CHEIKH EL MALEH, par Ami Bouganim

Ce jour-là, au 114 Boulevard de Montmartre, l’ascenseur était en panne, et Edmond Amran El Maleh m’attendait en haut de la rampe d’escalier. Il me parut alors si vieux et sage que je ne l’imaginais pas quittant son domicile et remontant tous ces étages. Il venait de publier « Parcours immobile », il avait plus de soixante ans, on ne devinait pas encore qu’il deviendrait l’un des auteurs les plus superbes du Maroc – un maître-écrivain. Son œuvre, il la couvait depuis soixante ans ; son style, il le forgea à la lecture d’auteurs aussi divers que Walter Benjamin – « Enfance berlinoise » et « Rastelli raconte… » surtout –, Franz Kafka – les fragments davantage que les récits – ou James Joyce. « Les Mots » de Sartre aussi, Jean Genet sans reprendre son langage cru. El Maleh est un des rares auteurs maghrébins de sa génération à avoir résisté aux charmes de Camus et à tailler sa narration dans le grand mythe marocain du hedaouisme…

Un éditeur lui avait demandé une préface pour un livre que j’avais publié, il souhaitait connaître l’auteur. C’était la première fois que j’entrais dans l’intérieur d’un exilé. Les couleurs, les aromes, les goûts étaient d’une sobriété casanière qui déteignait sur le personnage. Paris était alors l’asile des exilés politiques et, parmi eux, les exilés politiques juifs marocains étaient les plus mal lotis. On ne comprenait pas pourquoi ils ne « rentraient » pas en Israël, on ne concevait pas qu’ils veuillent retourner au Maroc. Au cours de notre rencontre El Maleh ne se montra ni pro ni antisioniste, il n’était pas pour ce dénouement de l’histoire juive. Il avait, je crois, une vision diasporique du judaïsme et n’était pas trop attiré par les considérations théologico-politiques. S’il se révéla antisioniste, ce fut par loyauté au juif en lui. L’exil – cet exil-là – n’est pas une déchéance, mais une vocation. Il ne se résorbe pas dans une promesse de retour et encore moins dans sa réalisation. C’est du moins ce que j’ai retenu de notre conversation. Plus tard, je découvrirai cette phrase qui mettrait un peu d’ordre dans ses considérations pour le moins paradoxales sur le sujet : « L’exil est un ailleurs, le retour se consumait dans le recommencement de la quête spirituelle » (E. A. El Maleh, « Mille ans, un jour », André Dimanche, 2002, p. 95).

Edmond Amran El Maleh est né à Essaouira ou, plus sûrement, dans son culte, peut-être dans la demeure de ses grands-parents, peut-être dans celle de ses parents installés à Safi. C’était une veille de Pâque qui marque la libération des Hébreux d’Egypte et El Maleh vit dans cette naissance un signe : « … dans la maison de ta grand-mère, tu es né un soir de la Pâque juive, les orangers déjà en fleur, la Hagada, le récit, tu es né la nuit du récit, la turbulence des vents, le souffle de l’éternité » (E. A. El Maleh, « Aïlen ou la nuit du récit », André Dimanche, 2000, p. 184). Mogador est restée pour lui une cité grand-parentale, Safi une parenthèse, « petite ville de sa naissance dont il ne pensait jamais à indiquer le nom, pourquoi faire cette précision géographique à usage extérieur ? » (« Mille ans, un jour », p. 24). El Maleh a grandi dans cette maison de la rue des Menuisiers :
« … cette maison à balcon où il était né certains jours par les « Haou, Haou » l’immense clameur scandée des Aïssaoua le jeu du Moussem ce jour où ils s’enfermaient chez eux et du balcon voyaient passer le cortège en délire des Aïssaoua des Hmatcha ces hommes qui en semaine en temps ordinaire travaillaient le bois ou le cuir « Haou, Haou » des hommes en tchamir blanc taché de sang « Haou, Haou » balancement des corps des chevelures dérobées aux regards ordinairement, haute stature des hommes au crâne ensanglanté fendu à coup de hache rythme des tambours des ghaïtas qui vous trouaient le cœur bannières vertes flottant au vent cette odeur d’encens celle de ce jour unique au balcon avec ses parents le regard noué à ce spectacle fasciné et peut-être pour toujours enveloppé dans un extraordinaire silence sans interstices par où les mots pouvaient se glisser et creuser la distance au-delà de la peur » (E. A. El Maleh, « Parcours immobile », André Dimanche, 2000, p. 144).

L’intérieur était meublé de toute la breloque drainée par le commerce multi-colonial de la France. Un salon en rotin venu de Java ; une lourde glace de Venise ; un piano aussi. El Maleh grandit à cette croisée des cultures et des langues qui était l’univers des israélites marocains. Le colonialisme acculait « le royaume de l’intimité » à une sourde dissidence de soi avec soi : « … dehors, sitôt le seuil franchi, on revêt les habits de l’assimilation, on s’aventure dans les merveilles de ces récentes acquisitions, tombées comme une grâce d’un ciel lointain, un vers de Victor Hugo, une page du Petit Larousse illustré : on trébuche, on surveille avec inquiétude la trahison de l’accent, de l’intonation » (« Parcours immobile », p. 13). Le colonialisme brisait la chaîne des générations, bouleversait les rites, changeait les accoutrements. Les juifs vivaient dans l’expectative, ils attendaient le Messie, ils accueillaient quiconque prétendait les soulager. La France se posait en leur protecteur éclairé contre la protection-soumission musulmane.

El Maleh fut de ces juifs qui bravèrent le principe colonial selon lequel « les juifs ne font pas de politique ». Il ne se contenta pas de combattre les Français, il rallia les rangs du parti communiste. Puis, après l’indépendance et alors que le Maroc se cherchait un régime stable entre l’autocratisme royal et la dictature militaire, il est arrêté avec tous ceux qu’on soupçonnait à tort d’être derrière les émeutes qui ont ensanglanté le pays. Pourtant, il n’était plus au parti depuis 1959, il enseignait la philosophie dans un lycée de Casablanca, il n’en connut pas moins les sévices des geôles marocaines. En 1965, il décide de partir en exil avec sa compagne Marie-Cécile Dufour El Maleh. Il garde en travers du cœur les nombreuses trahisons qu’il vécut comme autant de drames au point d’en ruminer les scènes et les souvenirs dans l’ensemble de son œuvre. D’abord la lancinante trahison du parti communiste s’écartant de la Ligne Juste incarnée par un geôlier et bourreau de masse géorgien. Les excès de répression des autorités marocaines et de leurs services de sécurité. La désertion du Maroc par ses coreligionnaires auxquels il reprochait de s’être laissé tenter par les sirènes sionistes. El Maleh ne s’était pas tôt installé à Paris que celui-ci secouait ses pavés et donnait cette insurrection estudiantine contre nul ne sait à ce jour quel malaise.

Dans son coin d’exil, de ses classes de philosophie et sur les colonnes des journaux, El Maleh rêvait de son retour au Maroc et c’est ce rêve qui meubla son exil et couva son écriture. Je ne saurais mettre plus d’ordre dans sa biographie qu’il n’en mettait dans son autobiographie. Il n’en aurait supporté du reste ni la puérilité ni la crédulité, lui qui ne pouvait que battre les cartes postales qui lui restaient de ses engagements. Il ne libérait pas tant le flux de la conscience qu’il procédait à une autocritique encore plus cahotante que celles qu’autoriseraient les commissaires politiques. Il devait se répandre pour surmonter les inhibitions qui l’avaient empêché d’écrire jusque-là, émailler son français de mots arabes pour s’accommoder de la langue coloniale, briser les linéarités du style pour mieux semer sa diversion littéraire et se garder contre la platitude, heurter les plaques textuelles pour mieux rendre les échos des heurts dans sa vie. On ne comprendrait grand-chose à El Maleh – qui reste à découvrir et à redécouvrir – si on ne l’imagine pas écrivant, à l’occasion de chaque livre, le premier et dernier livre. L’écriture serait pour lui le linceul qu’on passerait sa vie à raturer et à ravauder, pressé par le besoin de retourner à la langue maternelle, à la terre maternelle… : « l’écriture retient, fixe le temps. Elle est l’inscription de ce que la mort trace de ce qui est tombé dans le néant elle est le noir le deuil de la vie absente » (« Parcours immobile », p. 56).

Après le décès de sa compagne, El Maleh rentra au Maroc et s’installa à Rabat. Il ne choisit pas Mogador, il ne s’enracinera pas, c’était pour lui une ville de vacances. Les Souiris retournent rarement s’installer à Essaouira. On ne mûrit ni ne vieillit dans son berceau quand on s’est risqué dans des grandes villes comme Casablanca et Paris. Plus qu’aucune autre lieu au Maroc, Essaouira s’était creusée de l’absence de ses juifs. Mais El Maleh trouvera une retraite munificente dans la littérature. Ses dernières années ont été heureuses. Il connut la consécration d’un marabout littéraire ambulant. D’une hospitalité à l’autre, d’un colloque à l’autre, d’un livre à l’autre, d’un lieu de recueillement à une place de divertissement… d’Asilah à Essaouira. Sur les traces d’un parcours en pointillé, s’arrachant à son immobilité, perlé de jours lumineux qu’il roulait dans le chapelet de sa vie. Puis la critique l’a intronisé, je pense, cheikh des écrivains marocains.

Depuis qu’il avait quitté le parti communiste, El Maleh cherchait son parti. Il le trouva selon toute vraisemblance dans le plus délicieux et enchanteur des partis marocains : le parti des oiseleurs. Il se passionnait pour le chardonneret et le canari, pour leurs hymnes et leurs régimes, leurs croisements et leurs compositions. Certains oiseleurs de Marrakech décelaient aux chants des chardonnerets dans quels jardins ils étaient nés et certains oiseleurs de Fès devinaient aux chants des canaris aux abords de quelle medersa ils s’étaient liés à Dieu. El Maleh s’était tu si longtemps qu’il se révéla d’une loquacité qui emporta toutes les adhésions. C’est un conteur qui s’embrouille, un récitant qui enchaîne les récitations, un marcheur qui piétine ou tourne de sa naissance à sa mort, ne marquant de pause que pour transcrire sur son cahier ce qui entrera dans le texte, sans autre parenthèse que celle réservée à la production du texte. Au bout d’un long parcours littéraire, il demanda tout simplement à reposer dans le cimetière marin juif de Mogador : « quelles mains juives pourront creuser leur tombe dans la splendeur sereine du cimetière mille fois sanctifié par la mer infinie ? » (« Aïlen ou la nuit du récit », p. 115).

Malheureusement, nos parcours ne se sont plus croisés si ce n’est sur ses livres… 

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