UN MOMENT MAGIQUE, Par THERESE ZRIHEN-DVIR
Samedi matin, en me réveillant, j’entraperçus à travers les persiennes de ma chambre à coucher, que le ciel, sous la lumière aurorale, était d’une pureté rare. Son bleu était profond et les hésitants rayons du soleil au lever, teintaient les cimes des arbres d’une clarté laiteuse, écartant avec une douce langueur le halo de la brume matinale.
Je ne pouvais plus reculer, il fallait sortir de mon refuge pour jouir de cet instant apothéotique de la création. En ouvrant la porte, je fus assaillie par une brise fraiche qui portait en elle des parfums inhabituels, des parfums d’un passé qui avaient contribué à faire de moi ce que je suis.
J’eus l’impression immédiate de me retrouver ailleurs que dans mon petit village israélien. Je n’avais nul besoin de définir les lieux et l’heure… Ils s’étaient imposés à moi.
La magie de cet instant me figea pour quelques minutes… Il me sembla alors voir le tapis de glaïeuls en rangées de notre école, puis l’odeur apaisante de l’eucalyptus géant, j’entendis le chant de l’oiseau exhortant ses frères à quitter leurs moucharabiehs. Je retrouvai notre frénésie, notre pied léger, et nos sens aiguisés… le temps, ce temps qui nous fait tout oublier, le bien comme le mal, ramenant en spirales les souvenirs assoupis et nos rêves à jamais ancrés en nous pour l’éternité.
Je me vis en train de courir, les pieds nus sur le sable de Derb Lissyba de notre quartier, accompagnée par le grincement agaçant des charrettes que l’on pousse avec force gestes. J’avais sept ans et là-bas, au sommet de la rue, je retrouvais mon ami de la maternelle, aussi blond qu’un suédois, avec ses grands yeux bleus candides, beau comme un prince de contes de fées, qui assistait son père dans sa petite échoppe d’épices, à servir les ménagères, mais aussi l’essaim d’enfants agglutiné devant l’étalage de friandises.
Il me reconnut dans la foule et me fit signe de l’approcher. Curieuse, je m’étais frayé une voie à coups de coudes pour me retrouver face à face à lui. Je sentis brusquement qu’il me glissait un petit sachet plein de bonbons. « Je suis là tous les jours à cette heure. J’aurai pour toi un sachet, n’oublie pas de venir le chercher », me murmura-t-il.
Subjuguée d’abord par le surprenant cadeau que je cachais dans ma poche avant de me retirer en catimini, puis dans ma solitude, je me mis à réfléchir. Je n’arrivais pas à me souvenir de son nom, la seule chose qui me revenait en mémoire c’était notre brève rencontre à la maternelle, avant qu’elle ne soit interrompue par mon transfert à la septième. Je n’oublierai jamais son sourire et son regard d’enfant émerveillé.
J’avais une tête trop mathématique pour ne pas faire un calcul simple. Si ce garçon me faisait de tels cadeaux, c’était qu’il espérait quelque chose de moi… Pourquoi se mettrait-il en danger pour rien ? Mais que voulait-il au juste ? Nous étions deux enfants du même âge… Il était des millions de fois plus beau que moi - moi avec mes cheveux crépus que Grand-mère tressait en les imbibant généreusement d’huile d’olive pour les rendre plus malléables, mon visage couvert de tâche de rousseur et ma maigreur de squelette ? Que me trouvait-il ? Je pensais à tout sauf à quelque engouement sentimental insolite.
Je savais que je n’allais plus me rendre au magasin de son père et que je renoncerai dorénavant à ses petits sachets de friandises et à nos rencontres sporadiques.
J’allais le fuir comme on fuit la peste.
Mais, aujourd’hui, avec le recul et la sagesse acquise au fil des ans, je regrette amèrement ma stupidité. Il aurait été beaucoup plus simple de lui poser cette question, que veux-tu de moi et que pouvait-il à son âge et au mien vouloir de moi ? Pourquoi ce soupçon qui n’avait aucune raison d’être ? Pourquoi avoir étouffé une amitié, moi qui manquais d’amis ? La seule excuse que j’avais, était ma peur maladive des autres, ces autres qui me ressemblaient aussi, mais qui avaient le courage de s’affirmer, contrairement à moi.
Pourtant, ce spectre de mon passé est venu en ce matin glorieux, hanter mes souvenirs et joindre ceux qui ont vu ma maturité, sans toutefois occulter le charme de leur présence. Aurais-je ému ce beau garçon au point d’être prêt à défier son père auquel il substituait les quelques friandises qu’il me destinait ?
J’ai toujours eu la mauvaise manie de passer à côté.
Pourtant, à cette heure, je sentis mon cœur plus léger qu’une plume, ma tête pleine de nos sourires, de notre candeur et notre simplicité. J’ai à mon insu, figé le temps à ces quelques moments magiques de l’éclosion de l’amitié et de l’amour.
Je ne me sentais plus vieille et laide, j’étais l’enfant de la rue Lyssiba qui courrait à perdre l'haleine après le ballon, qui défiait les garnements de notre groupe au Tiro et au Pinaud… J’étais là-bas, j’étais heureuse…
Je ne voulais plus rentrer chez moi… Je voulais prolonger cette minute exceptionnelle, magique, là où le ciel était si pur et l’air plus grisant qu’un élixir de jouvence.