Histoire des Marranes, martyrs sous l’Inquisition
Par Didier Long
Comme nous le rappelle Cécil Roth dont je ne peux que conseiller un livre de référence, l’Histoire des Marranes :
Les victimes de l’Inquisition se recrutaient à tous les échelons de la vie sociale, du plus humble au plus élevé. Elles comprenaient prêtres et nobles, poètes et hommes d’Etat, moines et religieuses, collecteurs d’impôts, mendiants, marchands,… enfants à peine sortis de l’école, vieillards avec un pied dans la tombe.
Les procès d’Inquisition consignent avec une dureté et une précision chirurgicale ces histoires à peine croyables de personnes à qui il ne restait souvent au bout de plusieurs générations que quelques éléments fragmentaires d’un judaïsme caché, et forcément appauvri, auquel ils crurent jusqu’au bout. Je voudrais ici en rappeler quelques unes.
Le frère Diogo da Assunção (1571 – 1603) était un jeune moine capucin rentré à 21 ans au couvent, presque limpieza de sangre mais avec un grand père « Nouveau chrétien ». Au couvent, âgé de 29 ans, il fut attiré par le judaïsme à cause de la férocité avec laquelle ses adeptes étaient traités. Il perdit la foi dans la religion catholique et revient à l’Ancien Testament et aux Psaumes. Sa connaissance du judaïsme n’était fondée que sur les Ecritures. Il fut amené devant l’Inquisiteur et convaincu de judaïser se proclama fier d’être un adepte de la loi de Moïse « dans laquelle il avait vécu, désirait mourir et dont il espérait le salut ». Arrêté en tentant de fuir en Angleterre, emprisonné et soumis à des tentatives constantes pour le forcer à renoncer au judaïsme il tint tête aux théologiens qui lui furent dépêchés.
Il garda pendant son emprisonnement son judaïsme vivant, y compris l’allumage des bougies le vendredi soir. On le fit passer pour fou. Il fut brûlé vif à Lisbonne à l’âge de vingt-cinq ans le 03 aout 1603 pour la sanctification du Nom. Les Inquisiteurs comprirent trop tard que la publication de ses arguments contre la vacuité du christianisme dans la discussion avec les théologiens pouvait se retourner contre eux comme une argumentation contraire… Frère Diogo fut considéré à son époque comme un martyr du judaïsme, de nombreuses élégies célébrèrent son héroïsme et sa dévotion ; Menasseh Ben Israël lui – même a écrit qu’il possédait une copie de son jugement.
Dans son Histoire des Marranes, Cecil Roth raconte l’histoire de Don Lope de Vera vers 1670
« Un demi-siècle plus tard (vers 1670), il y eut en Espagne un cas semblable à celui de frei Diogo da Assumpçao. Don Lope de Vera était le fils de don Fernando de Vera y Alarcon, un gentilhomme de San Clemente, près de Cuenca. Il était d’origine gentille d’une « pureté » irréprochable, non « souillée » de sang juif.
De nature studieuse, il avait été envoyé dès l’âge de quatorze ans à l’université de Salamanque. Parmi d’autres langues, il avait étudié l’hébreu avec un tel zèle que, dès l’âge de dix-neuf ans, il postulait pour une chaire universitaire. Sans aucune influence extérieure, la pratique des Écritures l’avait porté vers le judaïsme. Il tenta donc tout naturellement de gagner son frère à ses nouvelles idées. Ce dernier, un catholique dévot, le dénonça à l’Inquisition. Il fut arrêté le 24 juin 1639 à Valladolid. Après une courte période d’hésitation, il annonça aux inquisiteurs qu’il désirait être juif et épouser leurs croyances car toutes les autres religions étaient fausses. On le garda en prison pendant cinq ans, au cours desquels on tenta de regagner son âme à la foi catholique. Mais en vain.
Dans sa cellule, il parvint à se circoncire lui-même avec un os et s’abstint de manger de la viande. Puis il changea son nom en Judah le Croyant et ne répondit plus à aucun autre nom. Lorsque d’éminents théologiens catholiques venaient le voir pour le convaincre de son erreur, il refusait de les rencontrer malgré des séances de flagellation, et n’admettait de présenter ses arguments que par écrit. De plus, il refusait de se servir d’une plume d’oie, objet d’origine animale, donc interdit.
Pendant longtemps, lorsque les inquisiteurs lui rendaient leur visite hebdomadaire, les seuls mots qu’il prononçait étaient : « Viva la ley de Moses! »
Au bout de cinq ans de prison, on finit par renoncer à le convaincre. Il mourut à vingt-six ans, brûlé vif et fidèle à sa nouvelle foi, au cours de l’autodafé du 25 juillet 1644 à Valladolid. Tandis qu’on le conduisait à la mort à travers les rues de la ville, il récitait des prières en hébreu, au grand étonnement des spectateurs; et au milieu des flammes, il chanta, dans un dernier souffle, le psaume « Vers Toi, Seigneur, j’élève mon âme. » Il expira en prononçant ces paroles.
Sa fin héroïque fit grande impression. Comme pour frei Diogo, poètes et historiens marranes le célébrèrent dans leurs écrits et son martyre devint l’un des épisodes les plus connus de l’histoire de l’époque. L’inquisiteur Mirezo écrivit à la comtesse de Monterrey: « C’était le plus grand hérétique juif que l’Église ait jamais eu. » Mais en même temps, il ne pouvait cacher son admiration devant sa fermeté à l’heure de la mort. Longtemps après, un jeune homme jugé par l’Inquisition de la même ville prétendit avoir eu une vision de frei Diogo après sa mort, monté sur une mule et rayonnant de la sueur qui coulait de son corps sur le quemadero. » [La place d’exécution bâtie par les premiers Inquisiteurs à Séville en 1481]
On connait l’histoire d’Isaac Cardoso de Tartas (1623-1647) par Menassé Ben Israël 1604-1657), l’ami de Rembrandt à Amsterdam qui développa l’imprimerie dans cette ville et ramena de nombreux marranes sous les ailes de la Shekhina.
Mennassé ben Israël raconte dans L’Esperanca de Israël :
« Isaac de Castro Tartas que j’ai connu personnellement, particulièrement versé dans Ies lettres grecques ct latines, s’en était allé d’ici à Pernambouc je ne sais par quel hasard. Il fut arrêté là-bas par des Portugais et se trouva comma cerné par des loups assoiffés dc sang. On l’envoie à Lisbonne où il est tyranniquement incarcéré, il est brulé vif à l’âge de vingt-quatre ans, et cela sans qu’on ait pu l’accuser d’une quelconque trahison car, comme le veut la règle militaire, il était tenu de défendre son poste suivant l’exemple de certains des nôtres dans ce pays où leur sont confiées les fonctions Ies plus importantes en raison de leur fidélité. Mais qui pourrait l’imaginer ? Il mourut pour avoir maintenu qu’il ne voulait croire qu’au seul Dieu d’Israël qui avait créé le ciel et la terre ! «
Castro Tarta naquit en France de parents, Juifs d’origine portugaise, se faisant passer pour catholiques, allant à la messe et se confessant, avant de s’installer à Amsterdam en 1640 où ils revinrent au judaïsme. Passé au Brésil, dénoncé comme apostat, il raconte son histoire devant le tribunal de l’Inquisition qui l’accuse de s’être rendu à Bahia dans l’intention d’enseigner la foi juive et ne le croit pas. On lui confisque ses téfilines. Bien que citoyen hollandais, il est envoyé devant le tribunal de l’Inquisition de Lisbonne.
A Lisbonne la cour inquisitoriale considère que baptisé il doit redevenir chrétien et l’accuse des mêmes chefs. Elle conseille à l’accusé de « dégager sa conscience afin de sauver son âme » en revenant au catholicisme.
Les minutes du procès racontent la suite :
« Depuis qu’il a atteint l’âge de raison, il a vécu en conformité avec la Loi de Moïse, parce qu’il est convaincu que c’est la meilleure. Il a compris que les non-israélites pouvaient obtenir leur salut par les règles de la nature, mais que lui-même et tous les descendants des douze tribus, soumis aux lois du peuple juif, ne pouvaient obtenir leur salut que par la Loi de Moïse. C’est pour cette raison qu’il a professé le judaïsme et qu’il était même décidé à donner sa vie pour lui.»
Lors de l’interrogatoire du 15 novembre 1647, tous les inquisiteurs se mettent à genoux et ordonnent à Isaac de Castro de faire de même, il refuse. Deux jours plus tard la sentence est proclamée :
« En nous recommandant du nom de Jésus, nous déclarons que le criminel José de Lis ou Isaac de Castro est coupable et avoue le crime d’hérésie et d’apostasie, et qu’il a été et est actuellement un hérétique et un apostat de notre sainte foi. Il est condamné à l’excommunication maximale, à la confiscation de tous ses biens en faveur des autorités fiscales et de la Chambre Royale, et aux autres sanctions légales mises en place pour ce type de crime. Et comme hérétique apostat, reconnu coupable et ayant avoué, autoritaire et obstiné, nous le condamnons à être transféré à la justice séculaire, demandant avec grande insistance, avec douceur et miséricorde, qu’il n’y ai pas de peine de mort ni d’effusion de sang. »
Un mois plus tard le 15 décembre 1647, au grand autodafé de Lisbonne alors que cinq autres juifs sont conduits avec lui au bucher situé face aux appartements de la Reine. Il fait partie des derniers de la procession, ceux qui ont été condamnés à mort. Les précède un crucifix avec le visage de Jésus. Leurs costumes ont été peints avec des figures grotesques de démons et de peintures imaginatives des damnés dans les flammes de l’enfer. De grands chapeaux pointus couvrent leurs têtes. Ils sous ont accompagnés de confesseurs, souvent jésuites.
Une grande foule assiste à ce spectacle populaire, dont Le roi du Portugal Jean IV et la reine Louise, leurs fils, l’ambassadeur d’Angleterre, le représentant diplomatique de la France, Mr. Lasnier. A l’époque l’autodafé est un spectacle qui concurrence la corrida.
Isaac de Castro resta ferme jusqu’au bout. Pendant que les flammes commencaient à l’envelopper la foule entendit une mélopée monter du bûcher. C’était le Chema Israël.
Lasnier déclara qu’ «il a toujours persisté dans sa foi honteuse jusqu’au dernier souffle à pleurer à haute voix, ELY, Hashem, SABAHOT; jamais je n’ai vu une telle résolution et persévérance »
La fin héroïque du jeune homme de 21 ans frappera les esprits. Il sera pleuré dans toute la communauté marrane jusqu’ à Amsterdam et de nombreuses élégies et chroniques raconteront son histoire.
Mais l’histoire ne se passe pas qu’en Europe car beaucoup fuirent vers le Nouveau Monde. Le martyre de Tomás Treviño de Sobremonte introduit une touche d’humour dans cette épopée lugubre.
Le riche Tomás Treviño de Sobremonte. Trevino est né en Espagne en 1592. Sa mère était juive, même si elle était baptisée parmi ceux qu’on appelait les « Nouveaux chrétiens », marranes. Trevino s’est échappé vers la Nouvelle-Espagne (Mexique) en 1611, lorsque l’Inquisition a commencé à traquer les juifs qui pratiquaient en secret. Peu après, il fut soupçonné et en 1623 sa mère et son frère aîné ont été exécutés après un procès de l’Inquisition. En 1629, Trevino a épousé la fille d’une famille juive pieuse qui n’a jamais été converti et qui vivait au Mexique.
Tomás Treviño de Sobremonte arrive le 11 avril 1649 sur le bûcher à Mexico après cinq ans de prison où il n’a cessé de nier qu’il judaïsait. En réalité Thomas a continué secrètement à pratiquer la religion de ses pères et en observant les rites et coutumes toute sa vie. Le repentir lui aurait valu une peine moins cruelle : la strangulation sur le bûcher avant e bûcher, mais au dernier moment il décida de confesser son judaïsme.
Tomás Treviño de Sobremonte alors qu’un indien le frappe à la bouche sur le bucher continue de railler le pape et ses sbires. Roth raconte (pg.130 de l’Histoire des marranes) : « alors que les flammes montaient, il rapprocha avec ses pieds les tisons embrasés :
« Empilez le bois ! Que j’en aie pour mon argent ! »
l’entendit-on dire, sarcastique jusqu’au bout. Ce furent ses derniers mots audibles. »
Tous ces martyres de l’Inquisition sont peu connus. Comme celui de António José da Silva (1705-1739) brulé à Lisbonne le 1er octobre 1739, qui fut le plus grand dramaturge, surnommé le Plaute portugais. Qui se souvient du médecin Francisco Maldonado da Silva (1592-1639), chirurgien marrane de Conception au Chili qui se circoncit tout seul, fut emprisonné douze ans et « relaxé » pour le plus grand autodafé que le monde ait connu le 23 janvier 1639 où il encouragea ses compagnons, sept crypo- juifs qui n’abandonnèrent pas leur foi. Alors qu’on lisait la sentence, le dai au-dessus d’eux fut déchiré par un coup de vents et da Silva s’écria « C’est un acte de l’Eternel, Dieu d’Israël, pour que je puisse le regarder en face ! » … Tous ces héros tout comme l’Histoire des marranes sont inconnus du grand public. Il m’a semblé que leur héroïsme dans la foi de nos pères valait bien une page.
Celui qui réécrit une histoire des juifs depuis trois millénaires est effondré face à tant de persécutions. Il semble que celles-ci fassent partie de la banale histoire du monde. L’Eglise via les papes a demandé pardon pour l’Inquisition en l’an 2000. Mais la folie religieuse fanatique, elle… ne semble pas prête de se calmer dans ce monde.
Si on prend un peu de recul, ce sont les marranes en fuite à Amsterdam, en Italie, à Salonique, au Mexique, au Chili, à Londres, au Caire, à Tunis, au Brésil, aux Antilles, en Jamaïque, à Goa en Inde… qui ont gagné… car ils ont simplement fondé la modernité où nous vivons. Leur linga franca commune espagnole et portugaise a permis de fonder des réseaux de marchands et de banquiers internationaux. L’Espagne, elle, a rapidement fait faillite et est sortie de la route de l’histoire. L’Inquisition s’est poursuivie jusque sous Napoléon ! La présence des marranes dans les nombreux ports où l’on parlait le portugais et l’espagnol, leur génie, leur rage de vivre a permis la première globalisation économique. Qui s’en souvient ?