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Qu'est ce que je sais? 
par Sara Yoheved Rigler 

Ce n'est pas grave d'avoir des lacunes. Mais ça l'est de prétendre ne pas en avoir.

Les filles de l’orphelinat de Calcutta où je travaillais dans les années 80 utilisaient une expression qui m’interpellait profondément. Quand je leur demandais par exemple: « où est Bhavani ? Â», ou : « Ã  quelle heure revient Didi ? Â», elles me répondaient en général par deux mots de Bengalais : Ki Jani ? Plus que « je ne sais pas Â», Ki Jani veut dire : « qu’est-ce que je sais ? Â». C’est une sorte de confession de l’être, une proclamation existentielle qu’un simple mortel est intrinsèquement incapable de savoir. 

Mais dans le monde occidental où j’ai grandi, la valeur suprême est la connaissance. On intègre une bonne université quand on sait ce qu’il y a dans les livres. On passe pour « informé Â» quand on sait ce qui se passe dans le monde et dans la politique du pays. Là-bas on s’est  même pris de passion pour la connaissance de trivialités telles que la date de naissance de Stéphanie de Monaco où la défaite de Waterloo, au point d’en faire un jeu à succès. Jeune, je dévorais les revues de Time et de Newsweek, de peur qu’on m’interroge dans un cocktail sur tel ou tel personnage politique obscur, et que je dusse confesser ma coupable ignorance. (Je n’ai hélas été conviée qu’une seule fois à un cocktail, et personne ne m’a rien demandé, même pas mon nom…) Ne pas savoir était une honte, un passage au pilori à éviter à tout prix. Mieux valait deviner que ne pas savoir, et prétendre savoir si on ne pouvait pas deviner.  

Bien sûr, la connaissance est un des moteurs de l’humanité, elle n’a pas de prix. Mais pourquoi la soif de connaissance devrait-elle devenir une frénésie de savoir, une insupportable crainte d’ignorer ? On se retrouve à essayer de cacher ses lacunes en proclamant des inepties, tant notre esprit avide de savoir s’avère apte à transformer les suppositions en faits, les rumeurs en calomnies, et les soupçons en condamnations. 

J’avais donc vraiment de quoi me sentir mal à l’aise chaque fois que les orphelines me répondaient humblement « Ki Jani Â» - qu’est-ce que je sais ?

Manque de preuves

Un jour le célèbre chanteur Shlomo Carlebach s’est retrouvé dans une synagogue en Afrique du Sud à l’heure de la prière. La voix de l’officiant mettait ses oreilles à dure épreuve, tant il chantait faux et avalait ses mots. L’épreuve à laquelle était soumise sa sensibilité musicale faisait monter en lui l’impatience, et il se demandait indigné qui avait bien pu nommer un tel incompétent pour effectuer le service. Il soupçonnait qu’il avait là un riche donateur qu’on avait voulu flatter en lui donnant le privilège d’officier. Quel sacrilège ! Quelle capitulation devant le pouvoir de l’argent !  

Après l’office, Reb Shlomo vint se plaindre auprès du Rabbin de la synagogue. Celui –ci lui répondit qu’en réalité, cet officiant avait été l’un des plus célèbres cantors d’Europe avant la guerre. Mais les Nazis avaient eu vent de ses aptitudes, et avaient décidé de le torturer. Ils lui abîmèrent  la langue avec des instruments de fer et endommagèrent sérieusement ses facultés auditives. Par déférence pour ce qu’avait été ce cantor et ce qu’il avait enduré, on avait voulu l’honorer en lui donnant de présider aux prières ce jour-là. 

Reb Shlomo racontait cette histoire avec dans la voix l’angoisse de celui qui avait jugé trop durement, et qui s’était trompé. D’accord, l’homme chantait  faux. Mais que savait-il de son passé, pensait-il tout savoir de lui ? Ki Jani ?

La Torah nous enjoint d’accorder le bénéfice du doute (cf. Lévitique 19 :15). C'est-à-dire que si l’on voit quelqu’un mal se comporter, on doit chercher une interprétation indulgente à ses actes (à moins qu’il s’agisse d’un criminel reconnu). Fréquemment, on devra « acquitter Â» la personne par manque de preuves, ou parce qu’on manque d’éléments sur ses motivations. Peut-on jamais tout savoir ?

En pratique : un ami aisé vous offre une somme ridicule comme toute réponse à votre demande pour sponsoriser un évènement. Vous en concluez qu’il est radin. Mais savez-vous s’il n’est pas en situation financière difficile ? Ou bien : votre patronne devient acerbe, critique et exigeante. Peut-être est-elle en train de divorcer et vous ne le savez pas ? Un autre exemple : votre fils que vous savez intelligent, ne ramène que des mauvaises notes. Vous en concluez qu’il est paresseux et qu’il se décourage trop vite. Mais êtes-vous sûr qu’il n’a pas un handicap d’apprentissage que vous n’avez pas remarqué ? Ou bien : votre  voisin n’entretient pas sa pelouse, se sort pas ses poubelles qui s’accumulent dans son jardin. Vous en concluez qu’il est négligent. Mais serait-il possible qu’il soit trop occupé avec un membre de sa famille gravement malade ?

J’ai une amie, Jen, qui a 35 ans et quatre petites filles, et qui vient de perdre son mari. Elle louait par le passé le toit de son appartement pour des soirées. Le matin qui suivit la semaine de deuil de son mari, le téléphone sonna. Jen répondit.

C’était une femme qui voulait louer son toit pour un mariage. « Je ne loue plus le toit Â» répondit-elle simplement, et elle raccrocha. Quelques instants plus tard le téléphone sonna à nouveau. Cette fois c’était le mari qui lui hurla dessus d’avoir raccroché le téléphone à sa femme.

Que savons-nous vraiment ?

Tous nos ressentiments et nos colères ont leur source dans un jugement négatif que nous portons sur le comportement des autres. Si seulement nous retenions ce jugement négatif en nous disant : « je ne connais pas tous les tenants et aboutissants de l’histoire Â», nous épargnerions beaucoup de peine, aux autres et à nous-mêmes.

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