L’histoire d’un journal qui déplaisait au roi du Maroc
Le Journal hebdomadaire, vous connaissez? Mais oui, cette publication marocaine qui eut ses heures de gloire, entre sa naissance en 1997 et son décès en 2010… Un journal pas comme les autres, au Maroc. Indépendant et compétent. Gênant, donc. Qui devait mourir, et qui est mort.
Une conférence originale s’est tenue à Bruxelles, à l’Espace Magh, le samedi 16 février dernier. De nombreux acteurs de cette expérience originale se sont en effet retrouvés pour l’évoquer, à l’initiative de Radouane Baroudi(1).
Pourquoi donc des hommes et des femmes ont-ils un jour lancé un organe que Hassan Bousetta, admiratif, a appelé « une voix critique dans un contexte d’unanimisme imposé, un travail de transgression de l’ordre politique balisé par des lignes rouges »? Les anciens du Journal en conviennent: c’est Hassan II qui, dans un souci d’ouverture, a permis en fin de règne que l’expérience prenne son envol. Quitte à le regretter? En tout cas, a avancé Aboubakr Jamaï, directeur du Journal, «c’était une des premières fois qu’une entreprise privée marocaine appuyait un projet éditorial respectant la déontologie d’une presse libre tout en ayant le souci de faire du bénéfice. C’est original car, au Maroc, c’est l’un ou l’autre… ».
De quoi une presse libre devrait-elle donc parler? « Nous avons assumé notre « naïveté », a .expliqué Jamaï. Nous considérions que si la Constitution dit que le pouvoir c’est le roi, notre contrat était de parler de celui ou de ceux qui ont un impact sur la vie des gens, de là où le pouvoir se trouve. On nous a accusés de « vendre » en mettant le roi en scène (il est vrai qu’un quart des couvertures lui était consacrée), mais pourquoi les Marocains achètent-ils un journal qui fait de l’investigation à propos du roi? Les gens s’intéressent à la politique quand on les prend pour des adultes. »
« On a cru que c’était le dernier numéro! »
Ali Lmrabet, rédacteur en chef peu après la période initiale, en 98-99, raconte: « On a essayé de faire “autre chose”, sous Hassan II. En se demandant comment asticoter le régime. On a écrit des dossiers. Sur Ben Barka (assassiné à Paris en 1965), sur Abraham Serfaty (juif marocain d’extrême gauche longtemps exilé). A l’époque, ces choses-là étaient en principe impossibles! On essayait des sujets que les autres n’osaient pas traiter. Comme les droits de l’homme. Lorsque nous avons publié l’interview que j’avais faite à Paris de Malika Oufkir (fille aînée du général qui avait tenté un coup d’Etat contre Hassan II en 1972, le roi se vengeant ensuite sur toute sa famille), on a cru que c’était le dernier numéro! »
Fadel Iraki, assureur de son état et, surtout, principal actionnaire du Journal hebdomadaire, confirme l’anecdote. « Je ne me suis jamais mêlé du contenu éditorial, c’était même une condition que j’avais posée pour mettre de l’argent dans cette expérience. La seule fois que Aboubakr Jamaï m’a appelé, c’était pour la une sur Malika Oufkir. Il m’a dit qu’on risquait de se faire interdire une fois pour toutes. J’ai lui ai dit, vas-y si c’est ce que tu veux. »
Ces péripéties funestes qui datent de Hassan II auraient pu – dû – s’arrêter avec Mohammed VI, qui a succédé à son père en juillet 1999. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit! « Nos vrais ennuis ont commencé avec « M6 » en 2000, a souligné Aboubakr Jamaï. Avec notre interview de Mohamed Abdelaziz, chef du Polisario (les indépendantistes du Sahara occidental, pestiférés au Maroc), et un dossier sur la connivence entre une partie de la classe politique et les putschistes des années 70. On a été interdit deux fois, puis on a subi une répression judiciaire basée sur des dossiers fabriqués de diffamation. Mon exil est dû à un Français de Bruxelles qui nous a fait un procès. Je suis parti quand un huissier est venu frapper à ma porte, je devais 250.000 euros… Et je ne parle pas du boycott économique (la pub…) pratiqué par les entreprises publiques mais aussi par la plupart des privées qui craignaient pour leurs contrats. Finalement, notre modèle économique a vécu car le roi l’a souhaité »…
« On m’a dit: ”Aboubakr doit partir” »
Mais le combat a été plutôt long car le Journal a fait de la résistance. Ali Lmrabet quittait certes l’hebdo en 1999 car il estimait, contrairement à Jamaï, que le « makhzen » (le système de pouvoir pyramidal à partir du roi) ne se réformerait pas avec le nouveau roi. L’histoire lui donna raison. « On m’a dit: ”Aboubakr doit partir”, a raconté Fadel Irak; c’était mon seul pouvoir, celui de décider qui était directeur; j’ai refusé. Il y a ensuite eu la censure à propos du Sahraoui Abdelaziz: on a publié des pages blanches et atteint un record de 70.000 exemplaires vendus au lieu de 25.000, on a dû refuser de la pub! Mais cela a vite changé: l’interdiction de décembre 2000 dura cinq à six semaines en raison du papier sur la gauche des années 70 en phase avec les putschistes. En fait, personne ne voulait qu’il soit su que la gauche et les militaires avaient pactisé contre Hassan II ! Il a fallu une brève grève de la faim d’Aboubakr à Paris pour qu’on puisse reparaître mais la pub s’est réduite comme peau de chagrin et on a commencé des procès en cascade. Jusqu’au moment où cela ne fut plus possible, et que survienne une décision de justice de liquidation. »
Omar Brouksy, qui participa à l’aventure entre 2001 et 2010, n’a pas donné une explication très différente, au contraire. « Aboubakr misait sur le lectorat: on allait parler du vrai pouvoir; ce qui était ressenti comme une menace par le régime car on était vraiment indépendant, ce qui suffisait pour déranger. Notre second point fort: nous n’étions pas un tract antirégime; on partait de l’info, on donnait la parole à toutes les sensibilités, surtout les minorités. Car le Maroc n’est pas une démocratie, l’accès aux infos fiables n’est guère aisé, c’était notre force avec aussi des infos recoupées, démontrées. »
Et d’ailleurs, conclura-t-il, rien n’a vraiment changé. « Actuellement, les thématiques restent les mêmes, malgré la nouvelle constitution, malgré le printemps arabe: l’autoritarisme, la prééminence de la monarchie, la non-indépendance de la justice, les détentions politiques (plus de cent militants du 20 février sont encore en prison), les atteintes à la liberté d’expression, les pressions économiques qui continuent, tout est toujours là. »
« On en a pris plein la gueule »
Que deviennent les journalistes courageux? (2) Ils ont le loisir de méditer: après un séjour en prison, Lmrabet a été condamné en 2005 à une peine inconnue au code pénal, une interdiction d’exercer le métier de journaliste pour dix ans; Aboubakr Jamaï doit toujours payer des centaines de milliers d’euros d’amendes et vit en Espagne; Omar Brouksy, reconverti à l’Agence France Presse, s’est vu retirer son accréditation il y a quelques mois pour avoir écrit dans un reportage que les candidats du PAM (Parti authenticité et modernité) étaient « proches du palais royal », ce qui est pourtant une banalité bien connue au Maroc; quant à l’assureur Fadel Iraki, il a subi un redressement fiscal énorme pour prix de son engagement dans le Journal hebdomadaire.
Il fallait que ces choses soient dites. Comme l’a précisé mi-figue mi-raisin Aboubakr Jamaï, « on a été utilisé comme punching-ball, pour faire un exemple, et on en a pris plein la gueule. La presse marocaine fonctionne avec le bâton et la carotte, on a subi le bâton, d’autres profitent de très grosses carottes, il y a beaucoup de directeurs de publication qui en profitent bien ». Il n’est pas étonnant, dès lors, que le même homme lâche ce jugement amer: « Maintenant, on peut dire que l’état de la presse marocaine est pire que dans les années 90 ».
BAUDOUIN LOOS