Samuel Beckett et l’engagement politique (info # 011405/19) [Analyse d’une œuvre]
Par Llewellyn Brown © Metula News Agency
Dans le regard du public, l’image que l’on retient de Samuel Beckett est celle d’un écrivain détaché des combats politiques. Ses œuvres sont souvent jugées abstraites : ses pièces de théâtre dépeignent moins des personnages que des figures situées dans des lieux indéterminés, comme Vladimir et Estragon dans En attendant Godot, ou Winnie à moitié ensevelie dans Oh les beaux jours. D’autres œuvres brèves en prose décrivent des lieux clos, enfermant des corps mortifiés. Certes, on pensera sans doute à sa courte pièce de théâtre Catastrophe, écrite en 1982 en soutien à Vaclav Havel en prison. Mais dans une époque marquée par ses bouleversements (la Guerre et la Shoah), et ses mouvements militants (après-guerre, et des années soixante et soixante-dix), on ne l’associe pas aux prises de position souvent exigées des artistes contre les injustices et en faveur des opprimés.
Cependant, un récent livre, Beckett’s Political Imagination [l’imagination politique de Beckett]1, vient apporter un précieux éclairage sur cette question. On y met en évidence l’agacement de Beckett par rapport à son milieu social, marqué par le protestantisme irlandais : il avait de nombreuses amitiés avec des républicains, des socialistes et des anticolonialistes. Il s’essayait – mais sans réussite à ce stade – à une écriture susceptible de traiter des problèmes de l’agriculture irlandaise et de l’économie. Certaines prises de position – telle sa dénonciation de la censure et des politiques autoritaires – finirent par lui donner un sentiment d’isolement dans son propre pays, le conduisant à terme à émigrer en France, pour y chercher une autre identité politique.
Dans les premiers temps de sa carrière encore, sa curiosité pour les questions politiques se manifesta dans sa participation à des travaux de traduction : dans l’anthologie Negro, de Nancy Cunard, et Anthology of Mexican Poetry [anthologie de la poésie mexicaine], sous la direction d’Octavio Paz. Dans ces traductions, Beckett réalisa souvent une réécriture, surtout quand une question ou une situation politique éveillait son intérêt. Il accentuait le ton des textes d’origine, notamment sur des questions de souffrances causées par la colonisation. Au fond, ses traductions allaient à l’encontre de l’orientation anhistorique du recueil. Ce travail prépara le chemin pour des engagements ultérieurs, par exemple contre l’apartheid.
C’est en lien avec la Seconde Guerre mondiale que la dimension politique de Beckett acquiert tout son poids. Déjà, lors de son voyage en Allemagne en 1936-1937, il avait eu l’occasion de scruter de près le fonctionnement du système politique des nazis, voyant Goebbels comme « l’élève » qui avait appris des techniques soviétiques. En effet, Beckett nourrissait une vive curiosité à l’égard de l’URSS, au sujet de laquelle il lisait beaucoup pendant les années trente et bien plus tard dans sa vie. Cet intérêt était lié à son projet d’y apprendre le cinéma auprès d’Eisenstein, dans un contexte, en Irlande, où les communistes étaient surveillés.
Beckett fut aussi témoin des conséquences de l’antisémitisme dans l’expérience de son oncle juif, « Boss » Sinclair, qui dut fuir l’Allemagne avec sa famille en 1933, et subir les attaques antisémites d’Oliver St. John Gogarty. Beckett vit aussi la montée des idées fascisantes en Irlande, avec le mouvement des Blueshirts [chemises bleues]. Pendant la Guerre, la neutralité irlandaise provoqua l’indignation de Beckett, tout comme l’attitude, en mai 1945, de Valera, qui n’appela pas à la solidarité avec les Européens mais au repli, au profit d’une économie autonome et une réduction des importations. Dans son texte « Capital of the Ruins » [la capitale des ruines], Beckett décrit le travail auprès des habitants de la ville de Saint-Lô totalement dévastée par les bombardements des Alliés, et fait entendre que son pays attendait un retour sur son investissement dans l’aide humanitaire.
Le fait marquant cependant fut sa participation à la Résistance, dans le réseau SMH Gloria. Il avait quitté le confort de l’Irlande, poussé par un idéal de service sur le front militaire. S’engageant au moment où l’arrestation des Juifs s’intensifia, il fit ce choix pour des raisons avant tout personnelles, non pour des questions d’ordre général. Quand le réseau fut dénoncé, Beckett dut se réfugier dans le village de Roussillon dans le Vaucluse, jusqu’à la fin de la guerre. On peut faire l’hypothèse que la Croix de Guerre que l’on lui décerna récompensait aussi un travail réalisé à l’hôtel Lutetia en tant que traducteur, au moment du rapatriement des déportés.
Beckett’s Political Imagination aborde également la Guerre d’Algérie et l’emploi, par la France, de la torture pour réprimer les groupes indépendantistes. Si de nombreux intellectuels s’engagèrent pour dénoncer l’utilisation de la torture, dans le cas de Beckett, son amitié avec Jérôme Lindon fut cruciale. Celui-ci, dirigeant les Editions de Minuit, publia de nombreux textes (notamment dans la collection « Documents », dirigée par Pierre Vidal-Naquet), et Beckett aida la maison d’édition à survivre en donnant de l’argent. Tout en suivant le conflit de très près, et étant proche des militants, Beckett ne signa pas le Manifeste des 121 en raison de sa nationalité étrangère. Habitant derrière la prison de la Santé, Beckett communiquait avec les prisonniers par signes.
Si ce livre est très bien documenté et exprime souvent des idées nuancées, l’auteur cède parfois à certaines facilités ou stéréotypes de notre époque, supposés de bon ton. Notamment dans le traitement de la Guerre d’Algérie, l’auteur, Emilie Morin, verse dans la caricature, réduisant le conflit à une opposition binaire entre le bourreau français et le combattant pour la liberté, victime des tortures. Elle parle pudiquement de la volonté du FLN d’ouvrir un « second front », et de fonder « un contre-Etat » à Paris. Il est vrai qu’elle décèle la volonté de la part des militants français d’exorciser le souvenir de Vichy et de la Collaboration – voyant dans la torture une reprise des méthodes nazies –, mais elle ne donne pas toute l’importance qu’il conviendrait à ce qui, dans sa vision partiale, s’apparentait à une forme d’hystérie. En effet, si tout le monde parlait de “torture”, les tortionnaires étaient rares2. En réalité, les deux situations n’avaient strictement rien en commun.
Ainsi, Morin n’a pas un mot pour le soutien offert par les militants à des bandes terroristes – FLN et MNA – qui assassinaient des civils : des Français, qu’ils fussent de métropole ou natifs d’Algérie ; mais aussi qui torturaient, extorquaient, mutilaient leurs propres compatriotes (en Algérie et en métropole). Cela avant de perpétrer des massacres même après les accords de “paix”, et de réaliser l’épuration ethnique du pays des “Blancs” (dont les Pieds noirs nés sur le territoire) et des Juifs.
Dans ce contexte, on peut s’étonner qu’elle qualifie d’« illustres » les prisonniers de la Santé. Elle ne dit mot du fait que ces “indépendantistes” – incités au djihad3 par les Allemands depuis 1914 – cherchaient à prendre le pouvoir sur un territoire qui était déjà colonisé depuis des siècles – par les Arabes puis les Ottomans –, qui n’avait jamais été une nation autonome. On ne s’étonnera donc plus que l’auteur ne donne aucun éclairage au sujet de Jacques Vergès, proche de Pol Pot et avocat de criminels notoires comme Klaus Barbie et Georges Ibrahim Abdallah.
Ce livre possède un intérêt certain qui est de révéler Beckett non comme une figure idéale, mais comme un homme avec ses préoccupations humaines. En effet, la manière dont Beckett réagissait aux événements n’avait pas le caractère rationnel ou clairement balisé que l’on peut observer chez d’autres figures publiques. Certes, il était plus ou moins “de gauche”, mais il était plutôt ce que Michel Foucault appelait un « intellectuel spécifique » : c’est-à-dire que ses engagements étaient contenus au sein de ses milieux professionnels, déterminés par ses affinités artistiques et intellectuelles.
On note une constante : il était soucieux des liens entre artiste et Etat, et prit action quand une menace se manifestait. Ses amitiés – témoignant d’une grande fidélité – n’étaient pas nécessairement marquées par une conformité idéologique. Ainsi, il était resté ami avec Georges Pélorson, qui occupa des postes importants sous le régime de Vichy, activité à laquelle Beckett faisait seulement des allusions obliques. Il maintenait également des relations chaleureuses avec le poète Ezra Pound, qui fut favorable aux mouvements fascistes et à Hitler. En même temps, Beckett était un grand ami de Jean Beaufret, qui participa à la Résistance.
Diversement, Beckett fit une donation à l’ANC au moment de son recours à la lutte armée et, se penchant sur la politique raciale aux Etats-Unis, il s’intéressait à la fois au mouvement des droits civiques et aux Panthères Noires. Précisons que ce dernier groupe, composé de criminels – trafiquants, qui terrorisaient la communauté noire de la Bay Area –, haïssait Martin Luther King, que ses membres appelaient « De Lawd » (“Ze Seigneur”).
Ce livre révèle que Beckett agissait non de manière idéologique ou systématique, mais avec sincérité et de manière ponctuelle. On sait qu’il se défendait d’être un penseur ou un intellectuel et, à Gabriel d’Aubarède en 1961, il déclara : « Je ne suis que sensibilité. J’ai conçu Molloy et la suite, le jour où j’ai pris conscience de ma bêtise. Alors, je me suis mis à écrire les choses que je sens ».
C’est cette fidélité que l’on trouve dans ses amitiés et dans ses engagements. Sur le plan littéraire, les questions restent ouvertes concernant la manière dont il reprenait des questions, des motifs historiques et politiques qui le tenaillaient, et qu’il devait nécessairement remodeler ou transformer pour en faire le matériel de sa création. C’est bien à cette jointure entre l’enjeu intime et le collectif que Beckett fait œuvre, et que son écriture ne cesse de nous interroger.
Notes :
1Emilie Morin, Beckett’s Political Imagination, Cambridge University Press, 2017.
2Jean Sévillia, Les Vérités cachées de la Guerre d'Algérie, Paris, Fayard, 2018.
3La guerre d’Algérie fut menée en termes de djihad (Roger Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d'Algérie (1954-1962) : prémices et conséquences, ÉditionAtlantiS, 2018).