2500 années de présence juive en Afrique du Nord, un monde qui s'éteint
Les traces d'une présence juive sur les côtes méditerranéennes de l'Afrique remonte à la haute Antiquité. Elle précède d'au moins neuf siècles la conquête arabe et l’islamisation de l'Afrique.
Michel Lachkar - FranceInfo - Rédaction AfriqueFrance Télévisions
On retrouve les premières traces d'une présence juive à Carthage (aujourd'hui la banlieue de Tunis), ville fondée par les Phéniciens au VIIe siècle avant J.-C. Quatre siècles plus tard, cette cité portuaire florissante devient une rivale de Rome en termes de commerce, de richesse et de population. Non loin de Carthage, les juifs de Djerba arrivent au VIe siècle avant J.-C., fuyant la Judée après la destruction du Premier temple par Nabuchodonosor. C’est en 586 avant J.-C. à Djerba, où quelques milliers de juifs trouvent refuge, que commence la construction de la plus vieille synagogue du continent africain (la Ghriba).
Des mosaïques représentant des chandeliers à 7 branches (symbole du judaïsme) ont également été découvertes dans une villa (lors de travaux de voirie) à 110 km au sud de Tunis. Selon les archéologues, ces vestiges constituent une preuve supplémentaire d’une présence juive dans la région de Cap Bon entre le IVe et le Ve siècle avant J.-C.
Le premier compte-rendu historique évoquant la présence de juifs dans une région à l’ouest de l’Egypte apparaît dans l’œuvre de Flavius Josèphe. L'historiographe romain écrit dans La guerre des juifs qu’au IIIe siècle avant J.-C., 100 000 juifs furent déportés d’Israël en Egypte. De là, ils se rendirent en Cyrénaïque (est de la Libye actuelle) et probablement plus à l'Ouest.
Dans ces régions, ils "côtoyèrent" durant plusieurs siècles les populations berbères, qu’ils ont parfois même judaïsées. Cette population "judéo-berbère" longera l’Atlas saharien pour finalement se fractionner et se fixer au Mzab, au Touat, Tafilalet, Dra’ et Sous (sud algérien et marocain d'aujourd'hui).
A partir du IVe siècle, le christianisme devient religion de l’empire romain. Il relègue dès lors le judaïsme au nord et au sud de la Méditerranée. Cependant, des communautés juives subsistent dans les périphéries de l’empire.
Tertullien, puis Saint Augustin, témoignent à plusieurs reprises de la présence juive au Maghreb, dans de grandes discussions théologiques et liturgiques qui les opposent au judaïsme au sud de la Méditerranée (mais qui les rapprochent aussi face "aux païens").
Ils évoquent notamment dans leurs écrits "le prosélytisme juif" (de cette époque) envers les Berbères "qu’ils judaïsent en masse". Ces judéo-berbères et ces chrétiens opposeront par la suite une farouche résistance à l'envahisseur arabe. Ibn Khaldoun, le grand historien arabe du XVe siècle, relate que "lorsque les armées venues d'Arabie ont pénétré en pays berbère, de nombreuses tribus berbères étaient influencées par le judaïsme. (...) Une partie des Berbères pratiquait le judaïsme, religion qu’ils avaient reçue de leur puissants voisins, les israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djeroua, tribu qui habitait l’Aurès et à laquelle appartenait la Kahina, femme qui fut tuée par les Arabes à l’époque des premières invasions (VIIe siècle)."
Les tout premiers habitants juifs du Touat et Gourra (situées à la frontière algéro-marocaine) seraient arrivés plus tard, au IXe siècle, en provenance de Mésopotamie. La réalisation de foggaras (canalisations d’eau souterraines qui évitent l’évaporation) au Touat en témoigne, selon les archéologues. C’est également par la littérature talmudique, que les historiens peuvent aujourd’hui retracer les différentes communautés juives dispersées autour de la Méditerranée. Les rabbins sont engagés dans des correspondances et des discussions juridiques et religieuses qui traversent l’ensemble du Maghreb.
En 1147, les Almohades s’emparent du Maghreb et de l'Andalousie et sont sans pitié envers ceux qui refusent de se convertir à l’islam. Ils ne leur laissent le choix qu'entre la conversion à l'islam et la mort, ce qui, après un siècle de persécutions, entraîne la disparition de nombre de communautés juives. Les grandes villes comme Kairouan sont alors interdites aux juifs, qui se réfugient dans les régions isolées.
Le rabbin Abraham Ibn Ezra (1092-1167) originaire de Cordoue énumère, après une longue traversée de l’Afrique du Nord, l’étendue du désastre qui frappe les juifs de Kairouan, Sfax, Gabès et Meknès, massacrés juste avant ceux de Fès et Marrakech. "Avant la destruction de sa communauté juive par les Almohades vers 1150, Sijilmassa, située dans le Tafilalet au carrefour des caravanes, était un centre important de la civilisation juive. (...) Une cité de sages et d’études talmudiques qui maintenait une correspondance avec les Yéchivas de toute la Méditerranée", relate le rabbin andalou. Au XIIe siècle, le judaïsme maghrébin manque de disparaître.
Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, de passage dans le "sud algérien", annonce que l’aventure du petit royaume juif saharien du Touat a été brutalement interrompue en 1492 par un prédicateur musulman venu de Tlemcen, scandalisé de voir à Tamentit des "juifs arrogants" auxquels n’est pas appliqué, comme dans le reste du Maghreb, le statut (infamant) des dhimmis (minorités du Livre soumises aux vexations et à la dîme). Ce prédicateur ordonne la destruction des synagogues de Tamentit et le massacre des juifs, promettant 7 mithqals d’or par tête de juif assassiné. Les rares rescapés se partageront entre une adhésion à l’islam et un exode massif à travers le Sahara, tant vers le Nord que vers le Sud… Certains, chrétiens persécutés compris, se réfugieront en Castille et en Aragon, en Sicile, d’autres sans doute dans la région de Tombouctou (actuel Mali).
Le judaïsme revit en Afrique du Nord grâce à l’arrivée massive des juifs espagnols et portugais, chassés par les persécutions de l’Inquisition, sur les côtes du Maroc et d’Algérie. Ce qui reste des communautés juives du Maghreb sera grossit par ces expulsés d’Espagne et du Portugal, entre les XVe et XVIe siècles. Les familles portant les noms de Toledano, Cordoba, Berdugo témoignent de ces racines ibériques.
Cette élite érudite d’éducation andalouse finit par imposer sa suprématie culturelle et économique aux juifs du Maghreb. Parlant plusieurs langues, ces négociants sont en contact avec les autres ports de la Méditerranée. Ces juifs espagnols se distinguent parfois des juifs "indigènes", comme à Tunis, où ils forment une communauté à part. En Tunisie, on retrouve les familles Lumbroso, Cartoso, Boccara, Valensi venues pour la plupart de Livourne, en Italie.
Des quartiers juifs séparés existent un peu partout au Maghreb, notamment au Maroc (mellah). En passant à la fin du XVIe siècle sous l’administration ottomane de Souleymane le Magnifique, les choses iront alors un peu mieux pour les juifs du Maghreb.
La colonisation française à partir de 1830 finit de détacher les juifs de leurs voisins musulmans. La "France des Lumières et républicaine", plus protectrice que l’islam, libère les juifs de leur statut inférieur (dhimmis) de servitude. Le décret Crémieux accorde la nationalité française aux juifs d’Algérie en 1870. Désormais français, ils vont combattre durant la guerre de 14-18 aux Dardanelles ou au Chemin des dames.
Beaucoup quittent le Maroc et la Tunisie en 1948 pour Israël, d'autres préfèrent le Canada ou les Etats-Unis. La plupart des juifs d'Algérie seront "rapatriés" en France métropolitaine où ils n'ont, le plus souvent, jamais mis les pieds. Les derniers contingents seront "chassés" par les indépendances algérienne, marocaine et tunisienne dans les années 60. Moins de 5000 juifs vivent aujourd’hui au Maroc, en Algérie et en Tunisie... Ils étaient encore près de 700 000 dans les années 50.
Ce judaïsme nord-africain a aujourd'hui quasiment disparu. Il survit encore dans la tête de quelques témoins vivants. Comme le disait Paul Valery, "nous savons que les civilisations sont mortelles". La vieille culture juive du monde arabe est sur le point de s'éteindre définitivement.