Jouissif Baruch Spinoza
Par Philippe Douroux
Le philosophe de la joie et de la béatitude est souvent dépeint comme solitaire, austère et coupé du monde. Une erreur, pour Maxime Rovere qui, dans «le Clan Spinoza», le montre plein de vie.
Jouissif Baruch Spinoza
«Je suis un repenti.» Depuis quatre-vingt-dix minutes, nous tournons autour de Spinoza, et, comme souvent, l’essentiel vient au moment de se séparer. Maxime Rovere confesse son addiction au livre central de l’œuvre du philosophe. «Longtemps, j’ai transporté l’Ethique, que je lisais dans les endroits les plus improbables, partout autour du monde, en Inde ou au Brésil. J’avais un rapport très intime au livre et un lien quasi religieux au texte. Et puis je me suis rendu compte que j’idolâtrais Spinoza quand son enseignement est précisément que la lumière ne vient pas du texte, mais d’une réflexion libre du lecteur. Il y avait comme une trahison de la philosophie de Spinoza.»
L’auteur du Clan Spinoza (1) s’amuse du travail qu’il vient de faire : écrire un livre qu’il ne faut pas classer dans les essais tant il emprunte au romanesque, et que l’on ne peut mettre au rayon «roman» tant il prend aux essais philosophiques ou au travail de l’historien. Ce qu’il veut montrer de Spinoza, c’est l’homme.
Homme libre
Comme souvent, le sous-titre de l’ouvrage dit autant que le titre de l’entreprise : Amsterdam, 1677. L’invention de la liberté. Du lieu de sa naissance à la date de sa mort, le philosophe de la «joie» et de la «béatitude», lisant et relisant Descartes, a construit une pensée d’homme libre face à Dieu. Déconstructeur des textes qui fondent la loi hébraïque, le philosophe rejette toute religion et fait de Dieu un objet philosophique. Cette pensée, on l’accommode aujourd’hui à toutes les sauces philosophantes. On veut le mettre du côté des marxistes, comme Althusser, lesquels l’ont redécouvert, on le range derrière les libertariens américains les plus cyniques, quand il cherchait plutôt à définir les voies et les moyens pour mettre en place un Etat qui respecte et garantisse les libertés individuelles. Il serait athée, ne mettant Dieu nulle part pour les uns, et panthéiste, mettant Dieu partout pour les autres. Maxime Rovere s’amuse de ce qu’il appelle le «Spi fitness», un yoga philosophique du bien-être quotidien. Si la philosophie de la joie et de la béatitude de Spinoza est une «philosophie pratique» pour reprendre le titre de l’ouvrage de Gilles Deleuze (2), ça n’est pas non plus un manuel de «développement personnel».
Pour retrouver l’homme philosophe, le citoyen des Provinces-Unies (les Pays-Bas d’alors), pour sortir aussi de sa quasi-religiosité spinozienne, Rovere, philosophe lui-même, a voulu mettre ses pas dans ceux celui que l’on appelle Baruch d’Espinoza ou Benedictus de Spinoza, selon que l’on veut le rattacher à l’hébreu, son point de départ, ou au latin, la langue dans laquelle il écrira ses livres comme l’Ethique (1677), le plus connu qui écrase tous les autres, le Traité de la réforme de l’entendement (1661) ou le Traité théologico-politique (1670). Ses intimes l’appelaient «Bento» et la première publication de l’Ethique fut signée d’un discret «BdS». Lui ne voulait pas mettre son nom sur ses livres, estimant que l’œuvre était par essence le produit de discussions collectives et n’existait qu’avec le regard du lecteur. De page en page, Rovere nous installe au milieu de ses compagnons de réflexion, Balling, De Vries ou Jellesz, faisant table rase de ce qui a été et inventant un nouveau monde : «Pour étudier les choses de la nature, les "modernes" […] refusent toutes les traditions qu’ils interprètent comme des pouvoirs encombrants.»
Maxime Rovere, reporter curieux de tout, a relu le courrier de Spinoza, il l’a observé sur les quais d’Amsterdam, les chemins de Rijnsburg ou les rues de La Haye, ses adresses successives, pour replacer ses écrits dans le contexte d’une époque où les frontières nationales sont poreuses. Il s’agit de comprendre la pensée en regardant l’homme qui marche avec ses amis. On s’assied aussi à ses côtés pour une conversation avec ses admirateurs ou ses détracteurs venus pour une conversation ou une confrontation, quand on le voit trop souvent comme un solitaire hargneux et hautain, enfermé dans sa tour faite de savoirs philosophiques et mathématiques. Sans oublier l’optique, puisque la légende assure qu’il polissait des lentilles de verre pour gagner sa vie quand c’était plus sûrement un objet de recherche qu’un gagne-pain.
Pièce montée
Dans le Clan de Spinoza, on le voit s’amusant à jouer le rôle d’un vieillard dans une pièce montée par son maître et mécène Franciscus Van Den Enden, on le voit suivre des yeux la fille de ce dernier, Clara Maria, dont il a pu être amoureux. On le voit encore éprouver l’ivresse, rire et jouir de son corps : «Le plaisir met l’âme en suspens […] empêchée de penser à autre chose, mais après qu’on en a joui, vient une immense tristesse.»
Quand on demande à Rovere pourquoi l’image de l’homme est aussi éloignée que possible de celle de l’icône, il s’amuse de sa corporation et de lui-même : «Les philosophes commettent l’erreur que j’ai faite : ils lisent les textes et s’en tiennent à l’écrit. Il faut ajouter qu’ils voient le philosophe comme ils se voient eux-mêmes : pas drôle. C’est l’effet miroir.»
Mythe
Soit, mais le philosophe est-il fondé à faire autre chose que de la philosophie ? Peut-il impunément sortir de son couloir de nage pour emprunter les moyens du romancier ? Maxime Rovere assure que les premières réactions de ses collègues philosophes l’ont rassuré. Car il devait être inquiet, lui qui, de la première à la dernière ligne, justifie sa démarche : nous faire sentir ce que le mythe spinozien a d’humain. Page 9, première page du texte lui-même : «Ce livre n’est pas une fiction écrite d’après une histoire vraie, mais une recherche pour approcher, par tous les moyens littéraires, la "vérité" d’un univers aujourd’hui disparu.» Page 558, le livre est terminé, et l’auteur s’adresse à nouveau au lecteur. «Vu de loin, cela ressemblait à la biographie d’un grand philosophe ; en réalité, je souhaitais étudier comment la pensée trouve son chemin dans le concret d’une vie. En cours de route, j’ai dû me rendre à l’évidence : seule l’écriture romanesque pouvait donner forme aux mouvements très spécifiques que je voulais capter.»
Tout est juste dans le livre, mais la mise en scène, elle, est libre. La mélodie écrite, l’interprète s’en empare et adopte ses arrangements. La vie est dans cet entre-deux de la note écrite et jouée. Si, dans le Clan Spinoza, le romanesque pâtit de trop de références et d’exactitudes, on approuve la démarche pour une simple raison qui colle à la pensée du philosophe : le texte n’existe qu’avec le lecteur et la «vérité» surgit de cette friction. «Pour Spinoza, il fallait lire l’Ethique ensemble, en groupe, chacun donnant son interprétation. Et, c’est de cette discussion que naissait l’idée», explique celui que l’on présente comme un spécialiste de Spinoza, mais qui se dit cartésien avant tout. En cela, Spinoza était proche des musiciens baroques dont les partitions laissent aux interprètes une liberté que le jazz a réinventée, alors que Bach ou Mozart dictent jusqu’à la moindre vibration, d’où l’illusion que le silence qui suit leur musique leur appartiendrait encore.
Dans le Clan Spinoza,Rovere a voulu reconstituer un chaos de pensées qui se croisent, de rencontres qui ont lieu, ou pas, avec Leibniz, avec Henry Oldenburg, le premier secrétaire de la Royal Society de Londres, avec Sténon, spinoziste repenti, ou Hobbes, lequel après la lecture de l’Ethique conclut : «Ce livre m’a transpercé d’une toise. Moi, je n’ose pas écrire si hardiment.»
Brouhaha
«Nous voulons mettre de l’ordre dans le cheminement et la construction des idées comme si elles suivaient une course linéaire allant de A à Z. Rien n’est plus faux, c’est une construction satisfaisante intellectuellement de bâtir des enchaînements rigoureux, mais ça n’a pas grand sens», s’agace l’auteur qui préfère rendre compte du brouhaha philosophique de ce XVIIe siècle qui ouvre la voie à Rousseau, à Voltaire et aux Lumières en posant la raison comme principe absolu face aux croyances. Il fallait reproduire cette cacophonie créatrice pour s’approprier la philosophie de Spinoza. D’ailleurs, Rovere, l’élève de Normale Sup, se souvient des séminaires que Bernard Pautrat, exégète patient, organisait rue d’Ulm. Aujourd’hui encore, il se glisse dans les groupes de parole que Maurício de Albuquerque Rocha organise à la Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro. C’est en cercle, au cœur d’une assemblée que l’on comprend Spinoza. A-t-on fait un pas dans l’approche de Spinoza en refermant le Clan… ? Sans doute, quand une phrase éclaire l’œuvre, l’auteur et son lecteur : «Alors, la joie qu’a le philosophe de comprendre se diffuse dans toutes ses relations. […] Toute la réalité revêt ainsi un caractère de nécessité, en atténuant les frontières de l’individu, l’apaise et l’emplit de bienveillance.» La vraie religion est de comprendre, et dans la compréhension des choses se trouve la béatitude.
(1) Editions Flammarion, 560 pp., 23,90 €.
(2) Spinoza. Philosophie pratique, Gilles Deleuze, les Editions de Minuit (2011), 176 pp, 10,50 €.