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LA FAILLE THEOLOGIQUE DE LA SHOAH
Par Stéphane Encel

Comment comprendre les propos indignes sur la responsabilité juive dans le génocide, de la part de fidèles ou d’autorités rabbiniques ?

Régulièrement, et de plus en plus, des voix se font entendre dans les milieux religieux pour attribuer aux juifs une responsabilité dans la Shoah : punition divine, épreuve envoyée à un peuple « à la nuque raide », plusieurs tentatives d’explications théologiques s’articulent autour de l’assimilation comme faute suprême que les juifs occidentaux se seraient rendus coupables, depuis la Révolution. Encore marginales – tout du moins publiquement – ces assertions indignes n’en suivent pas moins une logique implacable, fidèle aux grands principes théologiques… Petite généalogie de cette logique

Dieu a « créé » l’histoire pour y planter le décor dans lequel l’acteur principal qu’il a choisi va évoluer, progresser, et tenter de préserver la Vérité. D’autres acteurs lui donnent la réplique, tantôt pour le valoriser, tantôt pour le punir. Ce schéma est particulièrement actif dans le judaïsme. Rapidement, Dieu n’intervint plus principalement par effets naturels (déluge, tremblements de terre…), mais le deus ex machina prit la forme de souverains étrangers, envoyés pour punir le peuple d’Israël.
Une fois sa courte et funeste réplique donnée, le figurant est congédié, de façon brutale, afin qu’il ne s’enorgueillisse pas d’avoir frappé Israël, et qu’il sache qu’il ne fut qu’un instrument éphémère de l’œuvre divine. Cette vision ne put cependant être effective que grâce à l’extraordinaire survie du peuple juif, qui a vu les plus grands empires dominer le monde avant de disparaître.
Beaucoup de passages bibliques, notamment chez les Prophètes, illustrent cette conception. Ainsi Dieu, par la voix de Jérémie, avertit son peuple rebelle à ses commandements :

« Car ainsi parle Dieu : Voici que je vais te livrer à la terreur, toi et tous tes amis ; ils tomberont sous l’épée de leurs ennemis : tes yeux verront cela ! De même Juda tout entier, je le livrerai aux mains du roi de Babylone qui déportera les gens à Babylone et les frappera de l’épée » (Jér. 20, 4).

Babylone est, pour un temps, l’épée de Dieu.
Encore plus intéressant est cet appel du même prophète, implorant de se soumettre à Babylone, puissance dominatrice par la volonté divine :

« La nation ou le royaume qui ne servira pas Nabuchodonosor, roi de Babylone, et n’offrira pas sa nuque au joug du roi de Babylone, c’est par l’épée, la famine et la peste que je visiterai cette nation – oracle de Dieu – jusqu’à ce que je l’aie achevée par sa main » (Jér 27, 8).

Une fois son rôle achevé, l’empire doit disparaître, sous les coups d’un autre intervenant guidé par Dieu. Isaïe prophétise ainsi la défaite des Babyloniens :

« Voici que je suscite contre eux les Mèdes qui ne font point cas de l’argent, et qui n’apprécient pas l’or. Les arcs anéantiront leurs jeunes gens, on n’aura pas pitié du fruit de leur sein, leur œil sera sans compassion pour les enfants. Et Babylone, la perle des royaumes, le superbe joyau des Chaldéens, sera comme Sodome et Gomorrhe, dévastées par Dieu » (Is 13, 17-19),
et, rassurant son peuple :

« Et il arrivera qu’au jour où Dieu te soulagera de ta souffrance, de tes tourments et de la dure servitude à laquelle tu étais asservi, tu entonneras cette satire sur le roi de Babylone, et tu diras : Comment a fini le tyran, a fini son arrogance ? Dieu a brisé le bâton des méchants, le sceptre des souverains, lui qui rouait de coups les peuples, avec emportement et sans relâche, qui maîtrisait avec colère les nations, les pourchassant sans répit » (Is 14, 3-6).

Un autre exemple, plus rare, est encore plus saisissant : un souverain étranger, ayant vaincu les oppresseurs d’hier, accorda aux juifs la possibilité de mettre fin à leur exil et de rebâtir leur Temple ; ce prince d’un empire aussi tolérant qu’hétéroclite, se nomme Cyrus, et fut gratifié d’un titre ô combien symbolique par l’un des auteurs du livre d’Isaïe :  « l’Oint du Seigneur », Messie (45, 1).
Cette conception sous-tend la pensée talmudiste d’acceptation de l’ordre du monde, résultant d’un décret divin : ainsi le Maharal de Prague commenta une sentence rabbinique prescrivant la soumission devant les nations dominantes (Ketubot 111a) :

« Il n’est pas douteux que la raison de cette exhortation et des ces menaces est que, puisque c’est un décret divin qu’Israël soit soumis aux nations, il ne doit pas annuler cette décision par la force, parce que ce serait s’opposer à elle. Mais il faut que l’on prie pour que soit restaurée la royauté d’Israël (…) » 1

Pour le rabbin de Los Angeles Joseph Telushkin, « c’est parce que les anciens juifs pensaient que Dieu leur envoyait leurs ennemis pour les punir de leurs péchés qu’ils n’ont jamais été tentés d’accepter les dieux de leurs vainqueurs », explication de la longévité du judaïsme.
D’ailleurs, les personnages persécuteurs d’Israël ont reçu un traitement particulier de la part du Talmud ou des commentateurs : ils devaient payer pour leur crime, servir une dernière fois d’exemple de la puissance divine, d’où par exemple la mort de Titus, provoquée par un insecte qui se serait introduit dans la narine de l’orgueilleux empereur ; d’autres, tel Néron, se seraient tout simplement convertis au judaïsme lorsqu’ils comprirent leur faute et la puissance du Dieu d’Israël .3

Poursuivons cette logique jusqu’à son terme : étant donné que le judaïsme développe un système complet d’interprétation, dont les postulats, sinon les méthodes, sont invariables, la tragédie de la Shoah doit nécessairement avoir sa place dans ce système. Or, affirmer que Nabuchodonosor fut l’instrument de la volonté divine pour punir Israël n’émeut plus personne, tant l’événement est lointain, et les témoins de l’époque disparus. Il en est tout autrement pour le génocide nazi.
D’une part, même si l’on ne peut mettre la Shoah et la destruction du Temple de Jérusalem et la déportation de la population de la ville sur un plan émotionnel égal, il s’est agit dans les deux cas d’une catastrophe, qui a marqué au plus profond le judaïsme : les chants de l’exil babyloniens résonnent encore aux oreilles des pieux ou simples lecteurs de la Bible. D’autre part, la portée incalculable de la Shoah, notamment dans le questionnement sur Dieu, fait qu’il reste très difficile aux religieux de lui donner une signification théologique, en appliquant les références talmudiques classiques sur l’origine du Mal : « Pas de mort sans péché, pas de châtiment sans crime », « Dieu n’enlève à aucune créature ce qu’elle a mérité ».  4
Théodor Lessing avait évoqué cet aspect psychologique des Juifs, sans référence à la théologie, qui le sous-tend cependant : « en chaque homme juif se trouve profondément enfouie la tendance d’interpréter un malheur qui le frappe comme l’expiation d’une faute commise » .5

Certains cependant, une minorité, ont été au bout de cette logique théologique, en faisant d’Hitler l’instrument d’un châtiment divin.
Déjà en 1933, après les premiers boycotts de commerces juifs, un rabbin de Slovaquie justifiait cette politique par le manque de ferveur et de pratiques religieuses au sein de sa communauté, et affirmait qu’ « aujourd’hui, ils n’ont que ce qu’ils méritent… », établissant un lien entre l’abandon du shabbat et la fermeture, en conséquence, des commerces .6 Certains rabbins développèrent une même pensée après la catastrophe. Ainsi Yoel Teitelbaum, dont la haine du sionisme lui fit affirmer que l’impatience de ces Juifs voulant reconstruire Israël avant l’arrivée du Messie avait provoqué les foudres divines.
Le rabbin Avigdor Miller imputa l’envoi par Dieu des « démons de Hitler » à l’abandon de la Torah, et avant que ces communautés « ne s’avilissent totalement ». 7 En définitive, si des avis de ce genre sont restés extrêmement minoritaires, et fort heureusement, ils utilisent toutefois une grille de lecture classique. Dieu metteur en scène est responsable de tous les tableaux de sa pièce, et du recrutement des personnages. On ne peut cependant connaître la réelle signification et portée de l’événement qu’ayant vu l’acte final.

Plusieurs autorités religieuses, essentiellement américaines, ont tenu à établir un lien théologique entre la création de l’Etat d’Israël et la Shoah. Le rabbin américain Berkovits, sioniste qui émigra en Israël, a tenté une telle démarche, rappelant que les catastrophes ont toujours amené une reconstruction du peuple juif : l’émergence des synagogues après la chute du premier Temple, la rédaction du Talmud après la destruction du second, et la création d’Israël après la Shoah. Pour lui, les événements ont une fonction dans le plan divin, et la création du nouvel Etat est un élément dans le rapprochement de l’accomplissement de l’histoire juive.
D’autre part, il a tenté de « d’exonérer Dieu » de la responsabilité de la Shoah en attribuant à l’homme une grande part d’implication dans la catastrophe, même si le sens de cet événement lui apparaît mystérieux .Un courant proche de celui de Berkovits a été guidé par le rabbin Emil Fackenheim, qui émigra également en Israël. Pour lui, il est un devoir impératif pour le Juif de préserver la tradition religieuse, justement parce que Hitler voulait la détruire. C’est donc un commandement qui se rajouterait au 613 déjà en vigueur dans le judaïsme .9  Il voit en outre dans la création d’Israël le contrepoids positif de la tragédie de la Shoah, en acceptant toutefois de ne pas comprendre l’exacte signification de ces événements dans le plan divin. En réduisant dans une certaine mesure le rôle de Dieu, il attribue parallèlement à l’homme un devoir d’action, même s’il n’est pas sûr du résultat ni du secours divin .10

L’initiative humaine est le préalable à un tel secours. La force du mouvement sioniste et de ses soutiens fait là encore contrepoids à la passivité mondiale pendant la guerre. C’est la différence entre les deux rabbins, « alors que Berkovits intègre les actions des juifs dans la trame du projet divin, Fackenheim les tient pour une condition préalable à l’engagement divin dans les affaires humaines » .11

Tous deux allient cependant une foi religieuse aux aspects messianiques, en même temps qu’un profond sionisme, avec lequel ils tentent de comprendre les événements du 20ème siècle. Pour un autre théologien, Richard Rubenstein, la Shoah a marqué la fin de la Providence divine dans l’histoire. En séparant une histoire sacrée d’une histoire profane, humaine, il désamorce autant que possible l’impasse théologique de la Shoah en se plaçant dans un registre purement politique, où les hommes n’ont d’aide qu’à attendre d’eux et de leur Etat.

Dans tous les cas, les religieux de nos temps sont forts circonspects sur cet événement, utilisant au final la symbolique des « voies impénétrables du seigneur » : pirouette théologique, très louable au demeurant. Qu’en sera-t-il dans quelques siècles ? Il est à craindre que l’événement soit incorporé dans une nouvelle théologie, qui associera alors la destruction du premier et du second Temple à la Shoah, dans une perspective rédemptrice. En attendant, la Shoah a pris place dans les cérémonies du jour symbolisant les malheurs du peuple d’Israël, le 9 du mois d’av, indiquant la continuité tragique du destin juif. Pour les préfaciers du livre du rabbin New Yorkais Irving Greenberg, « la foi des Juifs religieux dans le Dieu de l’histoire les empêche de penser celle-ci dans un registre de causalité uniquement immanent » ,12 c’est-à-dire pour elle-même.

L’auteur, qui a fondé avec Elie Wiesel un centre de débat intra et interreligieux, s’est beaucoup interrogé sur le sens de la Shoah et sa portée pour les différentes religions. Pour lui, il s’agit bien d’une « révélation », dans le sens où plus rien ne peut être pensé et fait comme avant. Il place encore une fois l’Etat d’Israël au cœur de sa réflexion. La gestion indépendante de son avenir garantit aux Juifs un minimum de sécurité, et la responsabilité de décider du sens à donner à la création d’un Etat : « c’est pourquoi, dès l’instant où se trouvent réduites l’autorité et la responsabilité de Dieu envers son peuple, l’acquisition de la puissance, qui se traduit au premier chef par le soutien à Israël, devient un facteur central de la vie juive dans le monde entier » .13

Elie Wiesel reste l’un des penseurs les plus emblématiques de cette réflexion. Si Israël représente un formidable espoir et une « réparation naturelle » au peuple juif, le dédommagement fut loin d’être équitable. Ainsi se refusait-il à mettre en balance les deux événements, et concluait qu’« Après Auschwitz, tout n’est que tentative ».

Impasse théologique donc, mais qui, soyons-en convaincu, sera résolue par le polissage du temps et de la mémoire : dans un dossier sur la Shoah de la revue ultra orthodoxe israélienne Kountrass, en 2002, les auteurs avançaient prudemment que « Le public n’était pas en mesure d’accepter une réponse basée sur les prémisses toraniques traditionnels [qui existe donc], car ce langage ne lui est pas suffisamment connu [il le sera sûrement un jour] ».

Le temps joue donc contre l’Histoire et son respect, avec la disparition des témoins et le lissage des mémoires. Le révisionnisme n’a pas toujours les couleurs de l’antisémitisme.

Stéphane Encel

Notes
1 Le puit de l’exil, p. 396.
2 Le grand livre de la sagesse juive, Paris, Calmann-Levy, 1999 (1ère éd. 1991), p. 452.
3 Guit. 56b pour l’histoire de Titus, et 55b-56a pour celle de Néron ; pour la défense de ces récits, Le Maharal de Prague, Le puit de l’exil, pp. 367s. (Titus) ; 356 et 430 note 23 (Néron) ; pour les références talmudiques, et une présentation de Titus dans les sources juives, M. Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, pp. 138-144.
4 Chabbat 55a ; Baba kama 38b.
5 La haine de soi, Paris, Berg International, 2001 (1ère éd. 1930), p. 38.
6 Cité par Telushkin, op.cit., p. 466.
7 Ibid., pp. 466-467.
8 Nous renvoyons à son ouvrage Faith after the Holocaust, New York, 1973, not. pp. 153-158, et à l’excellent travail de Yosef Gorny, Entre Auschwitz et Jérusalem, Paris, Editions In press, 2003 (1ère éd. en hébreu 1998), pp. 98-100.
9 God’s Presence in History, New York, 1970 ; pour une vue inverse, M. Wyschogrod, philosophe orthodoxe: « Je ne vois pas pourquoi, si je suis un juif laïc, non croyant, il m’incomberait de préserver le judaïsme parce que Hitler a voulu le détruire », dont le passage avec ses références est cité par Telushkin, ibid., p. 471.
10 C’est la pensée de Leibovitz, pour qui la foi ne peut qu’être le service « désintéressé » de Dieu, et non l’attente d’une aide quelconque, lire not. Devant Dieu, Paris, Cerf, 2004.
11 Gorny, ibid., p. 107.
12 La nuée et le feu, Paris, Cerf, 2000, p. 6-7.
13 Gorny, op. cit., p. 110.

Stéphane Encel est Docteur en histoire des religions, professeur, spécialiste du judaïsme ancien, son livre Josué : Premier conquérant de la Terre sainte sur la notion de conquête comme mode d’acquisition de la propriété dans le livre de Josué fait référence. Stéphane Encel vient notamment de publier « L’antisémitisme en questions », aux Editions Le Passeur

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