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Joann Sfar : J'adore les Arabes, les Juifs, mais la religion, ça m'emmerde

 

C'est l'histoire d'un chat qui, dans les années 1920, avale un perroquet. Du coup, il parle (beaucoup) et veut (encore plus) faire sa bar-mitsva. Dieu frémit, et les lecteurs se précipitent : ils ont dévoré Le Chat du rabbin (en neuf ans, 900 000 exemplaires et cinq tomes). Un triomphe pour son « maître », Joann Sfar, qui a croulé sous les propositions d'adaptation. Il en a refusé sept, avant de se décider à porter lui-même à l'écran son épopée caustique, romanesque et chatoyante, de la casbah d'Alger au cœur du désert africain. Avec l'aide de sa compagne Sandrina Jardel, au scénario, et d'Antoine Delesvaux, à la réalisation, il livre un dessin animé qui lui ressemble : original et incroyablement fertile. A 40 ans à peine, Joann Sfar a crayonné, peint et écrit plus d'œuvres que s'il avait le triple de son âge : plus de cent cinquante albums, des romans, des livres d'art, des commentaires philosophiques (il a une maîtrise en la matière, obtenue à la fac de Nice). Et son premier long métrage, avec de vrais acteurs (et une marionnette), est sorti il y a un an. Gainsbourg (vie héroïque), bio fantasmagorique de l'Homme à la tête de chou, a obtenu le césar du meilleur premier film. Quand dort-il ? A-t-on le droit d'être jaloux ? Rencontre avec un « menteur » autoproclamé, raconteur d'histoires, fou de culture et nettement moins de religion, aussi bavard, charmeur et piquant que son irrévérencieux félin...

Est-il vrai que vous vous êtes inspiré de votre propre animal pour dessiner Le Chat du rabbin ?
Joann Sfar : Oui, c'est mon « vrai » chat ! Il s'appelle Imhotep, comme l'architecte des pyramides. En fait, il n'est pas seul : j'ai trois chats, un chien... et deux enfants ! D'ailleurs, ma femme dit que je suis hypocrite parce que je ne m'occupe jamais de lui, sauf quand les journalistes arrivent : je pose avec « le chat du rabbin » ! Pendant la préparation du dessin animé, on l'a filmé pendant des heures, avec son air de se foutre de tout, de ne penser qu'à sa gueule... C'était vraiment le Candide de Voltaire que je voulais pour mon histoire.

Le film repose sur une méthode originale, puisque vous avez aussi commencé par faire tourner de « vrais » comédiens, pour pouvoir les dessiner ensuite...
A la base, il y a en effet un « vrai » tournage d'un mois. Au départ du projet, j'étais très angoissé. Ce sont les comédiens qui m'ont rassuré. Avec eux, les ressorts narratifs m'ont tout à coup paru très simples : dès qu'ils sont arrivés, maquillés et costumés, j'ai eu des souvenirs de mes lectures enfantines de Molière : Hafsia Herzi, qui joue Zlabya, la maîtresse du chat, c'est la jeune fille à marier du théâtre classique. Son père le rabbin, Maurice Bénichou, on pourrait le trouver dansTartuffe, en plus tendre. Quant à François Morel, on s'est rencontrés pendant une lecture du Petit Prince. Il faisait toutes les voix, et en particulier celle du renard : ultra séduisant, un peu salaud, égoïste... Personne, mieux que lui, n'aurait pu donner sa voix au chat, en faire un vrai valet de Molière, un Scapin ou un Sganarelle. Après, j'ai choisi de faire un film d'animation, et non un « live », parce que je voulais qu'il y ait une homogénéité entre le chat et les autres personnages, je ne voulais pas le faire tout seul en animation, donc il fallait que tout soit dessiné.

Pourquoi avoir choisi la technique de la 3D ?
Pas pour chercher plus de réalisme. Au contraire, je cherchais un aspect « papier découpé » qui mette en avant ce que je voulais tour à tour privilégier dans le récit : le chat, le décor... Le résultat, ce sont des images tendres et colorées, qui évoquent un peu Matisse, entre autres. Et puis le relief permet de toucher les gamins, les familles. Si on me disait que j'ai fait un long métrage intello pour adultes, je serais très déçu.

“Une gamine m'a dit : “Ça nous a plu, finalement, ton bouquin, parce qu'on a vu que les Juifs et les Arabes sont aussi cons les uns que les autres”

Cette histoire pleine d'imams, de rabbins et de débats théologiques, c'est une parabole sur la religion ?
Pour être honnête, j'ai fait la bande dessinée pour des motifs intimes et égoïstes, sans la moindre intention didactique. Mais depuis, dix ans ont passé, pendant lesquels j'ai tourné en ZEP, dans les collèges et les lycées, avec la BD. Ça m'a permis de mesurer les effets du livre. Un jour, une gamine est venue me dire : « Ton bouquin, on voulait pas l'ouvrir, mais ça nous a plu, finalement, parce qu'on a vu que les Juifs et les Arabes sont aussi cons les uns que les autres. » C'est exactement ce que je voulais : dédramatiser la relation entre les musulmans, les juifs, les chrétiens... Quand j'ai commencé la préparation du dessin animé, j'étais devenu très conscient de cette dimension pédagogique. Ça m'angoissait, parce que les « messages » peuvent alourdir un film, voire le foutre en l'air. Par exemple, lorsque le vieil imam regarde le spectateur droit dans les yeux et dit : « Notre Dieu n'est pas haineux, il aime la science. » C'est trop direct, mais je ne pouvais pas laisser la moindre ambiguïté, risquer, sur un tel sujet, de ne pas être compris. Il y a quelques jours, en pleine tournée de promo du film, j'ai laissé échapper : « Il faudrait arrêter de faire comme si la religion c'était sacré. » Brassens disait qu'il faut critiquer les uniformes, mais pas les gens qui les portent. J'adore les Arabes, les Juifs, mais par contre, la religion, ça m'emmerde.

 

Le chat du rabbin dans les bras de Zlabya, la fille du rabbin.

 

Ça ne doit pas plaire à tout le monde...
On n'a encore choqué personne dans les salles ! J'ai même vu des gens ultra religieux se tordre de rire. Ce que j'essaye de montrer, c'est que, dans les familles juives ou musulmanes, il y a beaucoup plus de déconnade sur la question qu'on ne l'imagine. Ma critique, elle vient de l'intérieur, puisque je suis moi-même juif.

“Le vrai courage politique aujourd'hui, c'est de refuser le débat d'idées et de foncer dans la promiscuité. Avant d'avoir un débat sur la laïcité, on va manger ensemble.”

Vous avez situé le début de votre récit en Algérie, dont une partie de votre famille est originaire...
J'ai surtout choisi le Maghreb parce que ce n'est ni une Terre promise, ni une terre de nostalgie. C'était le même mélange, le même bordel, il y a soixante-dix ans qu'aujourd'hui. Cette constatation permet d'être pragmatique. Le vrai courage politique aujourd'hui, c'est de refuser le débat d'idées et de foncer dans la promiscuité. Avant d'avoir un débat sur la laïcité, on va manger ensemble. Ma République idéale, c'est Nice où j'ai grandi : on était toujours fourrés ensemble, Blancs, Noirs, juifs, musulmans, on se sortait les pires vannes racistes du monde, mais il ne nous serait pas venu à l'idée de ne pas se fréquenter !

Sinon, vous vous en prenez sans ambiguïté au colonialisme, à travers une apparition très parodique de Tintin...
A trois semaines de la sortie du film, mon entourage s'inquiète pour ma pomme, mais plus à cause des héritiers d'Hergé que des islamistes. La terreur n'est pas forcément là où l'on croit ! J'ai appris à lire dans les albums de Tintin, et j'ai beaucoup de tendresse pour lui. J'espère qu'on le sent. Ce n'est pas le personnage en soi qui est en jeu, c'est l'état d'esprit dominant des années 1930 : une manière d'arriver en Afrique en disant des conneries plus grosses que soi. Tintin se moque des Noirs et des Juifs depuis soixante ans. Si moi, pendant quelques secondes, je lui rends la pareille, on devrait survivre.

Et cette « Jérusalem d'Afrique » que cherchent vos héros dans le désert, c'est une référence au sionisme ?
Je ne suis pas manichéen, sur ces questions-là. Si j'étais en Israël, je serais sans doute d'extrême gauche. En revanche, j'ai du mal à comprendre la manière dont ce pays est décrié ici. La création de l'Etat d'Israël après la Seconde Guerre mondiale, c'est le constat que l'Europe n'arrivait pas à protéger les Juifs. Je déborde d'amour pour les populations qui habitent là-bas, j'y vais souvent. C'est inextricable comme dans beaucoup d'autres coins du globe. Mais la quête que mènent mes personnages est surtout une réflexion sur les racines, sur l'illusion que tout était mieux avant. La Terre promise pour le futur ou l'âge d'or pour le passé, ça m'emmerde. Seul le présent m'intéresse.

En démarrant vous-même l'adaptation, vous avez dit : « Au moins, si le film est raté, ce sera de ma faute ! » Maintenant qu'il est terminé, qu'en pensez-vous ?
Il est plein de défauts ! Comme la BD, comme Gainsbourg (vie héroïque)... Mais j'aime essayer des choses inédites, que je ne maîtrise pas forcément. C'est la maladresse qui est émouvante. Le point faible de mes récits, c'est leur structure. Ils ont quelque chose d'organique, de dilaté... Autant j'ai l'impression qu'avec mes livres j'ai ouvert une petite blessure qui me ressemble, autant je ne sais absolument pas si mes films sont intéressants. Je n'ai aucun recul. J'ai presque hâte d'en avoir quatre ou cinq derrière moi pour y voir un peu plus clair...

“Tintin se moque des Noirs et des Juifs depuis soixante ans. Si moi, pendant quelques secondes, je lui rends la pareille, on devrait survivre.”

Vous avez déjà un nouveau projet ?
Je me suis lancé dans l'écriture d'un long métrage sur l'esclavage, qui se déroulera au XVIIIe siècle. L'histoire d'un type dont le pognon vient de l'esclavage, mais qui est contre la traite négrière. Il se dit que ce n'est pas un acte individuel qui va changer les choses. Ce film ne serait pas seulement contre l'esclavage, mais aussi un peu contre la bonne conscience de gauche. Je sens qu'on va m'attendre au tournant ! Je peux balancer sur les juifs parce que je suis moi-même juif, mais là... c'est une autre affaire.

On dirait que vous avez toujours un nombre incalculable de fers au feu en même temps. Qu'est-ce qui vous rend si prolifique ?
Mon anxiété. Je suis incapable de m'évaluer : j'oscille mille fois par jour entre des moments extrêmement prétentieux et des moments de dépréciation absolue. J'ai le complexe de Shéhérazade : je gagne ma vie en écrivant, et si je ne le fais pas, on me coupe la tête. Je suis perpétuellement insatisfait du travail que je viens de terminer, ça me pousse à désirer le suivant, encore et encore. Je ne veux surtout pas tomber dans une caricature de moi-même. Là, par exemple, je suis en train de terminer un genre de roman-photo semi-porno pour Dargaud, avec des nanas en skaï et des tigres gigantesques qui se bagarrent. On a beaucoup dit que j'étais un touche-à-tout, mais c'est faux ! La preuve, il y a certains domaines dans lesquels je ne m'aventure vraiment pas, par exemple la musique. Je joue du ukulélé pour rigoler, avec mes potes, mais je reste lucide ! En fait, je n'ai jamais rien fait d'autre que de raconter des histoires !

Où en est cette fameuse « nouvelle bande dessinée » que vous avez contribué à créer dans les années 1990 ?
Je n'aime pas beaucoup cette formule. Elle évoque la Nouvelle Vague, à laquelle on ne ressemble pas du tout ! Mais c'est vrai qu'il y a un effet de génération avec l'arrivée de Christophe Blain, Marjane Satrapi, Lewis Trondheim, David B., qu'on travaillait dans le même atelier, qu'on a amené un style, un goût un peu neuf. Mais ça ne correspond pas à une « école » artistique ! On est tous trop individualistes, trop différents. Même quand on a collaboré pour des albums, c'était pour le plaisir, pas pour rédiger des manifestes. On n'a jamais prétendu être « alternatifs ». Moi pas, en tout cas. J'ai juste demandé autant de sérieux pour la bande dessinée que pour la littérature. C'est réussi, puisqu'on a maintenant les mêmes maladies que la littérature : surproduction, critique indigente... En ce moment, la BD ne va pas très bien, les gros éditeurs ont perdu une partie de leur identité, l'édition indépendante s'est tuée elle-même en coupant les branches qui poussaient le mieux...

 

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Vous dirigez vous-même la collection BD Bayou chez Gallimard jeunesse. Et comme si vous n'étiez pas encore assez occupé, vous venez de concevoir l'exposition sur Brassens, à la Cité de la musique...
Je m'étais déguisé en Brassens dans Gainsbourg (vie héroïque) et, pour ce faire, il avait fallu demander la permission aux ayants droit du chanteur. Du coup, quand on leur a proposé de monter une exposition sur lui, ils ont dit : « Demandez à ce couillon-là de la préparer ! » C'était très amusant à faire, d'autant que si Gainsbourg est un poète qui me fascine, Brassens est une sorte de maître. Sa vision de la vie me convient.

On sent son influence dans vos œuvres. Quelle est celle de votre histoire familiale ?
Ma maman, qui était chanteuse pop, est décédée quand j'étais tout petit. J'ai donc grandi entre deux mâles dominants, mon grand-père maternel et mon père, qui avaient une vision opposée de l'existence. Toute la famille juive ukrainienne de grand-père a été déportée. Pendant la guerre, il était le médecin de la brigade Alsace-Lorraine. Son titre de gloire, c'est d'avoir sauvé la main droite d'André Malraux, qui, pour le remercier, lui a accordé la nationalité française. C'était un type très cultivé, très caustique, qui, dans son enfance, avait fait des études pour être rabbin mais était d'un anticléricalisme total. Les seules choses qui l'intéressaient dans l'existence étaient l'amour, la science et la littérature. Quand j'étais petit, il disait une phrase que j'aimais beaucoup : « Quand on voit ce qui s'est passé, soit Dieu n'existe pas, soit c'est un sale con. » Mon côté fouteur de merde, je le tiens de lui.

Et votre père ?
Lui, c'est un juif méditerranéen, très beau, excellent pianiste, champion de ski nautique, brillant avocat niçois, aujourd'hui à la retraite. Un séducteur, mais en même temps un homme très traditionaliste, très attaché à la religion. Son exploit à lui est d'avoir été le premier à faire mettre en prison des néonazis, dans les années 1970. Ce qui m'a valu pendant mon année de CM2 d'aller à l'école entre deux gendarmes, parce que ma classe avait été saccagée par les gens qui voulaient l'intimider. On avait des coups de fil la nuit, on recevait des cercueils... Ça ne l'impressionnait pas, au contraire.
A 13 ans, le jour de ma bar-mitsva, je me suis fait attaquer et voler dans la rue. Mon père m'a engueulé parce que je n'avais pas été capable de frapper mes agresseurs, et mon grand-père m'a félicité de ne pas avoir pris de risques. Ça résume beaucoup de choses sur mon enfance. Je les aimais tout autant tous les deux, mais je n'ai jamais choisi entre l'ironie et le coup de poing dans la figure. Je suis capable des deux.

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Propos recueillis par Cécile Mury

Télérama n° 3203

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