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Shalom de Deïr ez Zor

Shalom de Deïr ez Zor (011409/17) [Analyse]

Par Perwer Emmal à Deïr ez Zor© MetulaNewsAgency

 

A vrai dire, on ne l’attendait plus. Pendant les longues discussions avec Stéphane Juffa et Jean Tsadik sur Skype, ils me pressaient de questions, ne parvenant pas à concevoir que les Etats-Unis s’apprêtaient à laisser la vallée de l’Euphrate aux Iraniens et aux Russes sans faire montre de la moindre réaction, ne serait-ce que diplomatique ou médiatique. "C’est un non-sens stratégique incommensurable", répétait Tsadik comme un vieux gramophone enrayé, "c’est la plus grosse aberration des deux derniers siècles".

 

Puis depuis samedi, nos conversations avaient cessé. Simplement parce que le commandement des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) m’a fait une proposition du genre qui ne se refuse pas : suivre l’une des deux colonnes principales de l’opération "Tempête de Jazeera1", à la condition d’accepter d’être coupé du monde extérieur jusqu’à ce qu’elle soit annoncée officiellement.

 

C’est samedi que la progression a débuté. En 48 heures, les FDS, soutenues par les Américains – officiellement, la "Coalition globale" -, ont conquis toutes les zones apparaissant en jaune foncé sur la carte, en fonçant sur la ville de Deïr ez Zor.

 

Nous nous sommes emparés en ce temps record de 250 kilomètres carrés, comme l’a annoncé le Colonel Ryan Dillon, le porte-parole de la Coalition globale. J’ajoute que notre colonne a parcouru environ 120 kilomètres, dont 85 de terrain que nous avons libéré.

 

Nous avons suivi le tracé rouge sur la carte, ne rencontrant qu’une résistance sporadique de la part des miliciens de l’Etat Islamique (DAESH en arabe), totalement surpris par la soudaineté et la dimension de l’attaque.

 

Dimanche en fin de journée, nous avions déjà atteint Deïr ez Zor par sa banlieue industrielle, au nord-est de cette ville. Là, l’intensité de l’opposition armée a changé, l’ennemi s’étant retranché dans des fortifications, des tranchées, des bunkers et derrière des champs de mines préparés à l’avance.

 

Les combats ont été féroces mais les FDS et leurs alliés, emportés par leur élan, poursuivent leur progression à l’intérieur de la cité. Ils ont déjà pris les silos de blé et de coton, de même que les usines textiles, et les affrontements se poursuivent actuellement plus au Sud, dans les quartiers d’al Mahattah et d’ar Rawdah. Dans le secteur de Jiyah, les Kurdes et leurs compagnons d’armes sont à deux cent mètres de l’Euphrate.

 

Mais c’est là que cela se corse carrément, car, de l’autre côté du grand fleuve, aux portes de la partie sud de la ville, les forces gouvernementales syriennes, flanquées des contingents iranien et libanais (Hezbollah) se renforcent.

 

Après avoir libéré l’aéroport, pris le contrôle de l’autoroute qui mène à Damas et rompu le siège de la garnison de Deïr ez Zor qui durait depuis trois ans, l’ "autre coalition", en butte à une résistance importante, marque un temps d’arrêt en attente de renforts.

 

Le plus étrange, c’est le ballet des chasseurs-bombardiers russes et américains : ils se croisent à des distances ridicules, menant chacun des attaques au sol contre les miliciens de DAESH situés de leur côté du fleuve.

 

Les pilotes de M. Poutine se montrent particulièrement féroces, n’hésitant pas à bombarder dans le tas, tuant pêle-mêle des combattants et des civils. Pour cette seule journée de mercredi, on chuchote qu’ils auraient massacré 300 civils, causant un vif émoi parmi les 100 000 personnes coincées dans l’agglomération mais dans l’indifférence générale du reste du monde.

 

Les Occidentaux font également pas mal de victimes collatérales mais qui se comptent en dizaines et non par centaines.

 

A l’occasion d’une conférence de presse, le porte-parole des FDS, Tala Salo, a été interrogé par un confrère au sujet du risque de confrontation entre les forces kurdes et l’Armée syrienne, ainsi qu’entre leurs parrains respectifs. Se voulant rassurant, il a répondu que "les deux forces n’étaient pas à proche distance l’une de l’autre mais déployées dans des parties opposées de la province (de Deïr ez Zor)". Soit cet officiel prend les journalistes pour des demeurés, soit il n’a pas encore mis les pieds à Deïr ez Zor. Car les armées sont en réalité si proches que l’on peut voir la couleur des yeux de ceux d’en-face.

 

Quant à Ahmad Khawlah, le chef du Conseil militaire de Deïr ez Zor, il a renchéri aux propos de Tala Salo, n’hésitant pas à affirmer que si elles sont attaquées (par les Syriens), les FDS bénéficieraient du droit de légitime défense et répliqueraient par la force.

 

Khawlah s’emballe un peu ; il semble oublier qu’il n’est que figurant dans ce drame aux dimensions hollywoodiennes. Pour le narratif officiel que l’on nous sert du matin au soir, c’est effectivement le Conseil militaire de Deïr ez Zor, une troupe de tirailleurs arabes des tribus voisines, mais qui guerroie sous la bannière des Forces Démocratiques Syriennes, qui commande toute l’opération "Tempête de Jazeera". On essaie toujours de faire croire que des Arabes en nombre font le coup de feu aux côtés des Kurdes alors qu’ils ne sont que quelques poignées, dans l’objectif d’apaiser les Turcs qui ne sont pas dupes.

 

En réalité, ceux qui commandent et décident de strictement tout, ce sont les Américains, et particulièrement le Lieutenant Général Paul E. Funk. En réalité toujours, il est absolument évident que les mouvements des deux coalitions sont minutieusement coordonnés et minutés. Sinon, cela ferait longtemps que l’on aurait assisté à un massacre général, avec, en prime, des combats aériens entre les appareils des deux plus grandes puissances militaires du globe.

 

D’ailleurs, on remarque de plus en plus de militaires russes au sol, spécialement à proximité des premières lignes de la coalition occidentale, sans doute afin de parer à tout malentendu. Ces deux derniers jours, l’ "autre coalition" ne s’est pas beaucoup battue sur le terrain ; il existe une sorte de grande avenue à la lisière sud de Deïr ez Zor, parallèle à l’Euphrate, que les "Syriens" ne franchissent pas. A l’exception peut-être d’une escarmouche avec les islamistes ce mercredi matin, sans doute provoquée par l’une de leurs contre-attaques.

 

Faute de vraie communication, on essaie de comprendre ce qu’ont décidé Messieurs Poutine et Trump pour l’avenir de cette zone : de l’Ouest jusqu’à Deïr ez Zor, cela semble assez évident : la Coalition globale occupera le nord-est de l’Euphrate, et l’autre coalition, le sud-ouest. Sauf entre le lac Assad et Raqqa, où les FDS contrôlent une petite portion de la berge sud depuis une période durant laquelle les gouvernementaux ne se trouvaient pas encore dans la région et où il fallait barrer la route aux miliciens qui tentaient de s’enfuir.

 

La suite ? Elle est encore floue pour nous : le grand chef, le Lieutenant Général Paul E. Funk, a parlé de la "vallée de la rivière Khabour2, qui constituait un axe stratégique conduisant au réduit de l’Etat Islamique au milieu de la vallée de l’Euphrate [qui va de Deïr ez Zor à la frontière irakienne. Ndlr.]".

 

Funk en a parlé mais il n’a pas dit que cela constituait l’objectif final de la Coalition globale dans l’est syrien lorsque DAESH en aura été définitivement chassé.

 

La nuance est de taille, d’autant plus que la vallée de Khabour n’est pas encore aux mains des FDS : pour parvenir à 35km à l’est de Deïr ez Zor, entre cette localité et celle de Mayadin, toujours tenue par l’EI, il reste aussi aux Yankees et à leurs alliés 80km de vallée à conquérir dans le sens nord-sud. "Tempête de Jazeera" ayant emprunté une voie parallèle, à l’ouest du cours d’eau.

 

D’autres officiers américains nous ont confirmé en aparté que leur finalité était effectivement de s’emparer de la totalité de la vallée de Khabour mais qu’on ne leur avait pas précisé où leur offensive s’arrêterait.

 

Gageons que seuls les états-majors russes et U.S. sont au courant et qu’il s’agit d’un secret bien gardé. Nous sommes également persuadés que les Kurdes ne s’aventureront pas au-delà de Mayadin, ce qui les amènerait trop loin du Rojava historique, dans une contrée où les minorités kurdes se font rares. Sans compter qu’il faudrait inventer une nouvelle histoire à raconter à Erdogan.

 

Sûr que la prise detoute la vallée de Khabour contrarierait les plans des Iraniens pour leur Corridor chiite. Ils pourraient toujours le constituer plus au Sud, mais pour ce faire, ils seraient contraints d’envisager une traversée du désert, au sens propre comme au figuré. En plus du fait qu’il n’existe pas même de route digne de ce nom pour rejoindre la Syrie occidentale, toutes les activités dans cette zone inhabitée sont aisément repérables et constituent des cibles idéales pour une aviation quelle qu’elle soit.

 

Cela sent à plein nez un remake moyen-oriental d’un Yalta à quatre mains, celles de Vladimir Poutine et de Donald Trump, emballés ni l’un ni l’autre par une expansion iranienne en direction de la Méditerranée.

 

En fait, les voies carrossables convoitées par les ayatollahs sur l’axe est-ouest passent obligatoirement par la ville de Deïr ez Zor, et de là, vers Palmyre, les grandes villes, Damas, le Liban et Israël. Dans ces conditions, il suffit de contrôler quelques dizaines de kilomètres sur l’Euphrate, à partir de Deïr ez Zor en direction de l’Est pour faire barrage au projet de Téhéran. Or il semble qu’en quelques heures d’une opération rondement menée, les Américains soient en très bonne voie pour y parvenir.

 

On doit respirer plus librement depuis dimanche en Israël et dans la plupart des capitales arabes. Après une longue attente dans le doute, l’Armée U.S. est en train de démontrer qu’elle n’est pas commandée par une bande de joyeux campeurs ignorant tout des contingences stratégiques à l’est de New York.

 

C’est mieux ainsi et pour tout le monde : en tenant cette portion critique de l’Euphrate, le Rojava et la vallée de Khabour, les Occidentaux et leurs alliés régionaux sont en train de dresser un mur de sécurité infranchissable pour les rêves de grandeur et de conquête de la théocratie perse.

 

 

 

Note :

 

1Littéralement "tempête de l’île", mais faisant référence à la partie supérieure de la Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate, que l’on appelait "île" pour cette raison. 

 

2Selon la Bible, le Roi assyrien Tiglath-Pileser, aux alentours de 740 avant notre ère, détruisit l’Armée du Nord d’Israël et déporta l’ensemble des membres des tribus de Ruben, Gad et de la demi-tribu de Manassé sur les rives de la rivière Khabour d’où ils ne revinrent jamais. Il existe ainsi quelque probabilité pour que le chef Ahmad Khawlah et ses combattants tribaux soient des lointains descendants de ces tribus perdues [Ndlr.].   

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