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Juif ou français, il faut choisir

Juif ou français, il faut choisir

La tuerie de Toulouse vécue par une Américaine pour qui cet acte s’explique par un antisémitisme que les Français refusent de regarder en face.

Je suis une américaine juive qui a vécu en France pendant la plus grande partie de ces quatre dernières années, d’abord à Nantes puis à Paris. Un jour de l’année dernière, installée dans un café du 6e arrondissement avec deux amis français de fac, j’évoquais de façon décousue à l’intention de l’un d’entre eux—un juif non-pratiquant dont la famille vivait depuis longtemps à Paris—un débat philosophique tiré d’un cours d’études juives, à propos des femmes mariées qui couvrent leurs cheveux. L’autre ami, qui n’était pas juif mais avait aussi grandi à Paris, écoutait notre conversation en faisant la grimace.

«Tu vois? C’est ça la différence entre vous et nous» s’exclama-t-il en nous lançant un regard noir, au parisien juif et à moi. «Pendant que vous passez votre temps à discuter de ça, en France nous débattons de culture et de politique.»

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Interloqués, mon ami juif et moi nous sommes regardés, moi en espérant qu’il allait dire quelque chose. J’étais l’étrangère après tout—n’était-ce pas à luide se défendre dans sa ville natale?

«Une répugnance discrète»

Mais il ne s’est rien passé. Quelques instant plus tard, le malaise était dissipé et mes deux amis s’étaient remis à bavarder comme si de rien n’était. Mais cette expérience—entre deux personnes sensées être des amis, quand même—confirma un soupçon qui m’était venu sur la manière dont de nombreux Français voient leurs compatriotes juifs: avec scepticisme et une répugnance discrète.

Pour comprendre exactement ce qu’il s’est passé dans ce café, vous devez d’abord connaître une vérité première: on ne peut pas être à la fois Juif et Français.

Un Américain peut avoir du mal à intégrer ce concept. Après tout, dans ce pays d’abondance, les juifs disposent pour s’identifier de toute une panoplie de traits d’union: on peut être juif-américain, Américain et juif, «demi-juif»,«quart de juif» même. Cela ne vous viendrait que rarement, voire jamais à l’esprit d’imaginer qu’on puisse mettre en doute le fait que vous soyez à la fois américain et de confession israélite. Vous êtes autant considéré comme juif que comme américain, comme américain que comme juif.

Mais ce qui semble si simple aux États-Unis est tout sauf une évidence en France. En fait, le problème vient de l’idée qu’être «français» signifie que vous adhérez aux valeurs de l’État—dans ce cas précis, la laïcité. Ce que les américains prennent souvent pour la version française de la «séparation de l’église et de l’État» est en fait diamétralement opposé à la liberté de religion à l’américaine. En bref, si les américains tiennent à la liberté de religion, les Français eux tiennent à la liberté loin de la religion.

La laïcité moteur de l'antisémitisme latent

En pratique, la laïcité française signifie que vous ne pouvez pas exprimer vos croyances religieuses en public: cela veut dire que dans les écoles publiques, les filles musulmanes n’ont pas le droit de porter le voile, les garçons juifs de mettre leur kippa et les chrétiens d’arborer ostensiblement leur croix. Et cela signifie également que lorsqu’un examen national tombe un jour férié selon votre religion, eh bien tant pis pour vous, parce que la laïcité implique qu’être français passe avant tout le reste.

La laïcité s’invite régulièrement dans le débat politique. Elle est même l’un des moteurs des élections présidentielles de cette année. Ce mois-ci justement, le Premier ministre François Fillon a suggéré aux juifs et aux musulmans d’abandonner leurs «traditions ancestrales» consistant à manger de la viande casher et halal, mettant ainsi au premier plan l’opinion française selon laquelle on ne peut à la fois être quelqu’un de religieux et un bon citoyen.

Il est intéressant de souligner que personne ne sait avec certitude combien de gens en France appartiennent aux différentes religions: la République n’établit pas de statistiques officielles. Ce n’est que très approximativement que l’on estime que la France, largement athée, abrite aussi les plus vastes communautés juives et musulmanes d’Europe, avec environ 600 000 juifs et 5 millions de musulmans.

Après ces quatre années à vivre parmi les Français, j’en ai conclu que la dévotion quasiment religieuse du pays à la laïcité explique au moins partiellement le racisme et l’antisémitisme latents du pays. Elle favorise également une ignorance qui a probablement contribué à construire l’état d’esprit dénaturé du présumé tueur de Toulouse. Mohammed Merah était peut-être un islamiste radical d’origine algérienne, mais c’était aussi un citoyen français qui avait grandi à Toulouse.

Pour comprendre l’antisémitisme français, il faut d’abord connaître l’origine de la population juive du pays: les juifs ont vécu en France depuis 2000 ans, et même certains éminents hommes religieux juifs se revendiquaient français; entre les XVIIIeet XXe siècles arrivèrent les juifs d’Europe centrale et de l’Est, souvent fuyant les pogroms; et la vague la plus récente, aux côtés de celle de beaucoup des immigrés musulmans de France, est celle des juifs d’Afrique du Nord issus des anciennes colonies françaises, qui commencèrent à partir au fil de l’aggravation des tensions dans le monde arabe après la création d’Israël et s’exilèrent en masse quand l’hostilité à leur encontre se fit la plus forte lors de la guerre des Six jours de 1967.

L'affaire Dreyfus et le sionisme

La France a une longue histoire d’antisémitisme derrière elle, marquée par deux grandes tendances distinctes: la plus moderne vient des descendants des immigrés musulmans récents et de certains gauchistes qui s’identifient fortement aux Palestiniens—Merah semble s’inscrire dans cette tendance—tandis que l’autre est issue d’une tradition vieille de plusieurs siècles, très profondément influencée par le catholicisme.

L’un des exemples les plus connus est sans doute l’affaire Dreyfus des années 1890, qui vit les Français se déchirer pour savoir si un officier militaire juif pouvait vraiment être considéré comme français. Les réactions vitriolées marquèrent à tel point un journaliste autrichien qu’il décida que les Européens n’accepteraient jamais leurs juifs. Il quitta Paris convaincu que tôt ou tard, les juifs allaient devoir se trouver un asile—observation plutôt perspicace, avec le recul. Ce journaliste s’appelait Theodor Herzl, fondateur du mouvement sioniste moderne qui déboucha sur la création d’Israël en 1948.

Et naturellement, il y a la vieille histoire de la courageuse résistance française—et celle selon laquelle ce furent des Français ordinaires, pas les juifs français, qui furent victimes du nazisme—qui demeura le scénario officiel pendant les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale. S’il est avéré qu’un juif de France sur quatre a péri dans la Shoah, la mémoire collective en a entièrement rejeté la faute sur les nazis. Le fait que la plupart des arrestations des juifs français furent effectuées par des policiers français et que le camp d’internement de Drancy était géré par les autorités françaises s’effaça commodément de l’inconscient collectif lorsque la France voulut rebâtir son économie d’après-guerre.

S’il vaut la peine de relever que les premières recherches sur la collaboration française sous le gouvernement de Vichy ne furent pas même entreprises avant le début des années 1970, le fait que ces études aient été menées à bien non par un français mais par un américain, Robert Paxton, est encore plus révélateur. Et qui peut oublier François Mitterrand, président de 1981 à 1995, insistant sur le fait que la France «ne fut jamais impliquée» dans les mauvais traitements infligés aux juifs de France; qu’il fallut attendre 50 ans après la fin de la guerre avant que Jacques Chirac ne finisse par admettre en 1995 l’incontournable culpabilité de l’État français, ou que la SNCF, qui avait fourni les wagons à bestiaux pour transporter les juifs de France jusqu’aux camps de la mort polonais, n’a fait ses premières excuses publiques que l’année dernière?

Les médias américains ont relevé cette semaine que la fusillade dans l'école juive de Toulouse était l’attaque antisémite la plus violente qu’ait connu la France «depuis plusieurs décennies.» Ils faisaient référence à l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic en 1980, qui atteignit de nouveaux sommets dans l'abject quand le Premier ministre Raymond Barre qualifia l’attaque d’«attentat odieux [qui] voulait frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue»—renforçant de nouveau l’idée selon laquelle on ne peut être à la fois juif et français.

Intolérance tenace

L’affirmation que la fusillade de lundi était l’attaque la plus violente «depuis des décennies» est quelque peu trompeuse, car elle passe à la trappe un grand nombre d’actes antisémites violents de ces dernières années—qui n’ont certes peut-être pas été relayés par la presse internationale, mais qui sans conteste rivalisaient de sauvagerie. Comment les médias américains ont-ils pu à ce point oublier Ilan Halimi, juif de 23 ans d’origine marocaine, atrocement torturé pendant des semaines en 2006 avant que son corps, brûlé à l’acide et à l’essence, ne soit retrouvé dans un terrain boisé hors de Paris, parce que ses kidnappeurs croyaient que sa famille avait les moyens de payer une rançon? (Les kidnappeurs pensaient qu'il pouvait facilement se procurer de l'argent puisqu'il était juif, ignorant qu’Halimi était issu d’une famille ouvrière).

Il m’a toujours semblé un peu limite que les Français soient si nombreux à considérer ce crime comme le fait d’immigrés musulmans: le chef du gang avait grandi à Paris, et si ça ne fait pas de vous un français, alors quoi? Et que penser de l'incendie de toute une école juive, dans une banlieue parisienne de classe moyenne en 2003?

Et quid des centaines d’actes antisémites signalés chaque année? Certes, le nombre d’actes antisémites en France a baissé ces derniers temps—on en relève 466 en 2010 contre 389 l’année dernière—mais le nombre d'attaques violentes a augmenté au cours de la même période.

C’est pourquoi la tuerie de lundi ne m’a pas tant surprise. Lorsque j’y habitais, la France me faisait l’effet d’une poudrière d’intolérance tenace. Si c’est une réalité près de 70 ans après la Shoah, rien ne laisse présager que la situation va radicalement s’améliorer à court terme.

Et aussi curieux que cela puisse paraître, j’ai eu un coup de cafard en apprenant que le tueur assiégé n’était pas un néonazi, contrairement à l’une des théories populaires, mais un musulman extrémiste. J’aurais préféré qu’il soit néonazi. Maintenant, je prédis que dans un retournement ironique de situation, ce qui fut ouvertement une agression antisémite va devenir la source de réquisitoires antisémites et hypocrites quand les candidats présidentiels français utiliseront l’histoire personnelle de Merah pour corroborer leur discours limite raciste sur l’importance de la laïcité et de l’intégration, tandis que ceux qui souhaitent minimiser l’atrocité d’une attaque perpétrée par un citoyen français montreront du doigt Israël, évoqué par le tueur pour justifier son attaque d’enfants juifs.

Mais si vous osez le dire, tout ce que vous récolterez sera des regards noirs.

Rachael Levy

Traduit par Bérengère Viennot

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