Juifs et musulmans : des ennemis si intimes
Par Marie Lemonnier
Alors que paraît ce jeudi la première encyclopédie sur les relations entre les deux communautés, "l'Obs" consacre un dossier à l'histoire tourmentée de ce couple, qui puise à une source commune
"Histoire des relations entre juifs et musulmans", la grande encyclopédie dirigée par l'historien Benjamin Stora et l'écrivain Abdelwahab Meddeb, paraît jeudi 10 octobre chez Albin Michel. La série événement "Juifs et musulmans. Si loin, si proches", réalisée par Karim Miské, sera diffusée en quatre épisodes les 22 et 29 octobre sur Arte. En parallèle de ces deux événements, "le Nouvel Observateur" consacre un dossier au couple juifs-musulmans, qui n'a cessé, pour le meilleur ou pour le pire, d'être au cœur des affaires du monde depuis quatorze siècles.
Quand ils ont fait connaissance, ils regardaient dans la même direction : Jérusalem. Comme les juifs, les premiers musulmans tournent leurs prières vers le mont du Temple. Faut-il le rappeler, le judaïsme précède l'islam, qui s'en inspire. La suite est une histoire de "je t'aime, moi non plus".
Prônant le même principe d'unicité divine (tawhîd), et reconnaissant la valeur des écritures bibliques, Mahomet cherche dans un premier temps à rallier les juifs de Médine, dans l'espoir de se faire reconnaître comme envoyé de dieu par le plus ancien peuple du Livre. Mais leur refus contraint le Prophète à prendre ses distances. Et l'islam, à se développer contre cet "autre" qui lui sert pourtant de matrice.
Abraham / Ibrahim, souche commune
La Sourate V du Coran contient toute cette ambiguïté, entre "dette de sens", selon l'expression du regretté Mohammed Arkoun, et volonté de dépassement. "Aujourd'hui j'ai parachevé pour vous votre religion", dit la sourate de la Table servie, tout en reconnaissant l'authenticité de l'alliance juive et le salut accordé aux juifs croyants. Elle autorise encore la convivialité des musulmans avec les juifs, et le mariage avec leurs femmes. Mahomet lui-même épouse la juive Safiyya, que la tradition considère comme "Mère des croyants".
Les musulmans vont donc se mettre à jeûner durant le mois de ramadan - et non plus à Kippour comme les juifs. Et surtout, environ deux ans après l'Hégire, la direction de la prière - la qibla - change (Coran 2, 142-143). La mythologie musulmane raconte alors que la Kaaba de la Mecque a été érigée par Ismaël et Abraham. Dans la tradition islamique, le père du judaïsme, qui est aussi considéré comme le premier musulman pour s'être soumis au dieu unique, porte le nom d'Ibrahim, et le fils qu'il s'apprête à sacrifier n'est pas Isaac (père d'Israël) mais Ismaël, l'enfant de la servante Agar, considéré comme l'ancêtre des Arabes. L'arbre généalogique a beau s'en trouver quelque peu modifié, la souche est néanmoins commune.
Influences croisées
Surtout, judaïsme et islam, présents sur les mêmes terres, ne cesseront de s'irriguer l'un l'autre les siècles suivants. Sous le deuxième calife Omar, Ka'b al-Ahbâr, dit l'Associé, un érudit juif yéménite converti à l'islam, joue les intermédiaires. Il va nourrir l'interprétation du Coran des récits populaires et bibliques de la tradition juive. Les premiers musulmans se familiarisent ainsi avec les grandes figures du judaïsme : Moïse devient Moussa ; Joseph (arrière-petit-fils d'Abraham), Youssef ; le roi David, Daoud ; et son fils Salomon, qui a bâti le temple de Jérusalem, devient Suleyman.
A l'apogée de la pensée philosophico-religieuse musulmane, entre le VIIIe et le XIIe siècle, à Bagdad, au Caire ou à Cordoue, l'islam va à son tour profondément influencer la société et la culture juives. La langue du Coran étant devenue la langue commune du Moyen-Orient, d'Afrique du Nord et de l'Espagne, les échanges nourrissent la grammaire hébraïque, l'écriture du Talmud, la mystique, la poésie. "C'est très certainement le modèle des traités de droit musulman (le fiqh) qui inspira à Moïse Maïmonide l'idée de rédiger le Mishneh Torah", souligne le chercheur Eric Chaumont (1). Composé de 14 livres, il est le seul ouvrage à ce jour traitant de tous les détails de l'observance du judaïsme. Son fils, Avraham Maïmonide, ira jusqu'à adapter la mystique islamique du soufisme à la foi juive.
Rites très similaires
Surtout, la vie des juifs et des musulmans, qui observent le même attachement à la Loi, est scandée par des rites très similaires. La circoncision trouve son origine dans l'histoire d'Abraham commune aux deux traditions (Genèse 17, 9-24), bien que leur version diffère : le judaïsme se réfère à l'acte pratiqué par le Patriarche sur son fils Isaac, huit jours après sa naissance, tandis que pour l'islam, c'est Ismaël, âgé de 13 ans, qui fut circoncis le même jour que son père. D'une obligation pour le judaïsme, l'islam en fait une forte recommandation. Les rites funéraires aussi les rapprochent : juifs et musulmans couchent leurs morts dans un linceul, à même la terre, le plus rapidement possible. L'islam, encore, reprend une grande partie des interdits alimentaires de la Torah, tout en les simplifiant.
C'est d'ailleurs autour des fourneaux et de la table, dans l'arrière-cour des cuisines, que les relations entre les deux communautés se noueront souvent le plus intimement. Durant la période coloniale, au Maghreb, le couscous se retrouve sur les tables des festivités juives et, chez les uns comme chez les autres, nostalgie aidant, on raconte que la recette du feuilleté farci de viande (pastilla, b'stilla, bestel) aurait été apportée par les ancêtres fuyant l'Espagne de l'Inquisition.
Cette troublante "différence dans la ressemblance" dont parlera Abdelwahab Meddeb est parfaitement résumée par l'écrivain juif tunisien Albert Memmi dans "le Juif et l'autre" : "Pour nous, les Arabes étaient à la fois des frères et des ennemis, des cousins hostiles. Certes, il y avait une communauté de moeurs. Comme eux, on mangeait le couscous, on aimait le poisson, on allait à la plage... mais chacun chez soi [...]. On avait pourtant la même sensibilité, les mêmes chansons, les mêmes chanteuses."
Les conflits de voisinage sont souvent les plus irréductibles. Depuis la séparation, les uns et les autres se tournent toujours vers la ville trois fois sainte. Mais leurs regards ne se croisent plus.
(1) "Dieu, une enquête. Judaïsme, christianisme, islam, ce qui les distingue, ce qui les rapproche", Flammarion, sous la direction de Dionigi Albera et Katell Berthelot.
> A LIRE. Le dossier "Juifs et musulmans, des ennemis si intimes" dans "le Nouvel Observateur" du 10 octobre.
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