L’histoire enchantée des Juifs du Maroc
Dans le numéro de Télérama est paru un article intitulé : « Que reste-t-il de la formidable histoire des Juifs marocains ? » Cet article a suscité la réponse suivante de Georges Bensoussan, remarquable historien connu par ses livres sur la Shoah et l’histoire du sionisme. Georges Bensoussan vient de publier « Juifs en pays arabes . Le grand déracinement, 1850-1975 », une étude très dense qui sera certainement une référence. Il s’élève dans la tribune ci-dessous contre la façon « enchantée » dont l’histoire des Juifs marocains est présentée dans Télérama. Télérama n’ayant pas répondu à l’article qui lui avait envoyé Georges Bensoussan, nous publions ici son texte.
Dans son édition du 9 mai 2012 (numéro 3252), sous la plume de la journaliste Yasmine Youssi, l’hebdomadaire culturel Télérama publiait un article intitulé « Que reste-t-il de la formidable histoire des Juifs marocains ? ». L’auteur y écrivait que les Juifs indigènes « bénéficiaient » du statut de dhimmi. Or, ce statut, dit de « protection » et de tolérance, codifié dès le premier siècle de l’islam, est un statut d’infériorité dans un monde marqué par l’esclavage. Il encadre une condition précaire mais codifiée, soumise aux aléas du pouvoir central mais aussi de toute autorité, voire du tout-venant.
A l'arrivée des Français au Maroc (1912), poursuit l’hebdomadaire, les Juifs durent faire face « à un antisémitisme jusqu'alors inconnu ». Comment expliquer alors que dans l’ensemble du monde arabe, ou quasiment, les communautés juives accueillirent les colonisateurs en libérateurs ? Des milliers de pages d'archives consulaires, des milliers de rapports issus de l'Alliance israélite universelle (fondée en 1860), de géographes, de militaires (cf. Charles de Foucauld, 1883) et de médecins témoignent dans le Maroc d’avant 1912 d'une condition juive en butte à la persécution, à la spoliation, à une précarité faite mode d'être.
Comment peut-on prétendre, sans balancer entre la consternation et le rire, que l'antisémitisme était « inconnu au Maroc avant l'ère coloniale » ? Télérama offre ici un récit reflet de la bien-pensance du temps, avec lové en son cœur le joyau de « l’Espagne tolérante des trois religions ». Ce texte, on s’en doute, a suscité des réactions de lecteurs. L’auteur a répondu à l’un de ses contradicteurs qu’ “il n'y a pas eu de pogroms au Maroc ” (de Fez 1912 à Djérada 1948, les morts se retournent dans leurs tombes), que « l'antisémitisme n’existe pas dans le monde musulman » : et ici, ce sont les archives de l'Alliance comme les archives diplomatiques relatives de la France dans son protectorat du Maroc qui sont tenues pour nulles et non advenues.
Les Juifs, poursuit-il, furent « accueillis en Afrique du Nord par l’ l'islam ». Oui, en 1492. Mais le gros des communautés était présent bien avant l'islam et la conquête arabe. Et si l’on a pu déplorer des assassinats de Juifs au Maroc, tempère t-il, ils « n'étaient pas plus attaqués que les musulmans ». Or, dans le Maroc de la fin du XIXe siècle, toutes les archives disponibles rapportent de façon concordante que les Juifs étaient proportionnellement six fois plus visés par ces violences que les musulmans.
Les mellahs étaient « ces quartiers jadis dévolus aux Juifs, à ne pas confondre avec les ghettos fermés d'Europe ». Comment évoquer dans ces termes, au mépris de l’énorme masse archivistique constituée par les rapports de médecins, d'administrateurs et d'écrivains (y compris le très antisémite Pierre Loti) ce pourrissoir humain, cette honte sociale et ce lieu de relégation ?
Les mellahs, des « quartiers pouilleux. Oui, autant que les Medina » ajoute l’hebdomadaire. Or, toutes les enquêtes ethnographiques (y compris la relation d’un voyage privé effectué par Georges Dumézil au Maroc en …1953) montrent que dans le mellah marocain d’avant comme d’après 1912 la densité humaine était 5 à 10 fois supérieure à celle de la médina arabe. Que le mellah ne pouvait pas s'étendre. D'où les constructions en hauteur surplombant des venelles sans lumière. Que les Juifs ne pouvaient pas le quitter, sauf passe-droits conséquents. De là, la surpopulation la promiscuité, et les endémies de toute sorte, tuberculeuse au premier chef.
Comment peut-on écrire qu’en 1941-1943, les musulmans se sont « mis en avant pour servir de prête-noms aux Juifs afin d'éviter la spoliation de leurs biens par Vichy » ? Alors que la persécution organisée par l’Etat français avait rencontré l'assentiment populaire de nombreux musulmans (mais certes pas de tous à l’évidence). Comment peut-on reprendre sans ciller la légende dorée du Sultan “protecteur des Juifs” face au gouvernement de Vichy? Puis prétendre que l'exode massif des Juifs du Maroc après 1945 est dû « à des centaines d'agents sionistes » parcourant le pays, « forçant parfois la main à une population totalement intégrée dans la société » ? Est-ce à dire que l’on avait à faire à une peuplade d'abrutis, débile et manipulée à ce point qu'elle s'arracha d’elle-même à sa patrie pour suivre aveuglément les agents d'un État étranger ? Comment peut-on à ce point occulter le climat de violence sourde qui fut pour les Juifs du Maroc celui des années 1945-1949 ? Et ignorer les pogroms d'Oujda et de Djérada (7 juin 1948) au cours desquels plus de 45 Juifs furent tués dans des conditions atroces ? Comme la peur qui a désorienté la communauté juive et a motivé une partie des nombreux départs (un tiers de la communauté juive a quitté le pays entre 1945 et l’indépendance de 1956) ? Mais pourquoi donc ce “havre de tolérance et de convivialité” a t-il été abandonné par la quasi-totalité de ses bénéficiaires juifs ? Et ce dans l’ensemble du monde arabe, et souvent bien plus rapidement qu’au Maroc. Des départs, relève Télérama, qui se sont accentués avec l'indépendance en 1956 puis la guerre des Six jours en 1967. Les « agents sionistes » étaient-ils encore une fois à l’œuvre ?
L’auteur fait remarquer à l’un de ses interlocuteurs que les “archives israéliennes elles-mêmes » montreraient que beaucoup de Juifs marocains « ne voulaient pas partir ». Ainsi donc, à la barbe du sultan et du Makhzen, du Protectorat français hostile aux sionistes, et plus tard du royaume chérifien, les Juifs du Maroc auraient été « kidnappés » par les Israéliens. Via l'immigration illégale, les convois de nuit ponctués de drames tel le naufrage du Pisces en janvier 1961.
La journaliste nous dit tirer son « savoir » de la thèse de doctorat de Mohamed Kenbib soutenue en 1994 à l’Université de Paris 1-Sorbonne. Kenbib est un historien marocain, professeur à l’université de Rabat, notable s’il en est dans son domaine. Les 700 pages et plus de cette thèse, je les ai lues ligne à ligne. Mais hélas, trois fois hélas. Ce "monument d'érudition" (sic) est un manquement à toute déontologie du métier d’historien, un travestissement des sources tel qu'à la fin les Juifs du Maroc figurent seuls responsables des malheurs qui les ont frappés.
Kenbib, une « référence » ? Oui, quand elle est prônée par des ignares ébaubis par la masse des notes infrapaginales sur un sujet qu'ils ignorent superbement. C'est comme si pour inciter à connaître la Révolution française, je recommandais à un jeune étudiant d’aujourd’hui la lecture de Jacques Bainville et de Pierre Gaxotte. Mais ni celle de Georges Lefebvre, d’Albert Mathiez, d’Albert Soboul, de François Furet et de Mona Ozouf, ni celle de Michel Vovelle….. Non, celle d’abord des contempteurs les plus féroces de la rupture révolutionnaire.
Georges Bensoussan, auteur de Juifs en pays arabes. Le grand déracinement, 1850-1975 (Tallandier, mai 2012) : Pour mémoire : Télérama (14 mai 2012) ne m’a accordé aucun droit de réponse.
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