La Bible ouverte de Marc Chagall
Autour des 105 gravures de l’artiste pour la Bible et une cinquantaine de peintures, une exposition explore l’originalité de son œuvre religieuse : un message de liberté et de paix
Au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris
Jusqu’au 5 juin
C’est l’histoire d’une œuvre singulière. Au XXe siècle, alors que la plupart des artistes occidentaux renoncent à peindre la Bible rompant avec le riche héritage des maîtres, Marc Chagall, élevé dans la culture yiddish, se passionne, lui, pour cette tâche. Sans souci de la loi mosaïque proscrivant dans la tradition juive la représentation de la figure humaine pour les sujets religieux. L’enfant russe de Vitebsk, exilé à Paris, déploie au contraire une grande liberté, tant pour inventer des figures métissées d’œcuménisme, que pour adresser au monde un message de paix.
« Chagall a déjoué les pièges de l’appartenance », observe Laurence Sigall, directrice du musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris qui, dans une passionnante exposition (1), décrypte ces interprétations très personnelles de la Bible.
Dès ses débuts en Russie, l’artiste, confronté aux pogroms, avait choisi d’évoquer ces drames à travers des sujets religieux comme le Golgotha ou l’Exode. L’exposition ne commence pourtant qu’en 1930, lorsque le galeriste parisien Ambroise Vollard commande à Chagall une centaine d’eaux-fortes pour illustrer la Bible. Dès lors, celle-ci prend une place centrale dans son œuvre, qui subsistera bien au-delà de la publication du livre en 1956 chez Tériade…
Rusticité naïve
Pour préparer ses gravures et les contrastes du blanc et du noir, Chagall, étrangement, commence par la couleur. Dans une quarantaine de grandes gouaches, dont la moitié présentée dans l’exposition, il laisse aller son imaginaire. Dieu y prend les traits d’un ange barbu, d’une blancheur éblouissante. Moïse, invoquant les plaies qui s’abattront sur l’Égypte, fait figure de géant… Transposées sur le cuivre, ces images s’affinent ensuite au fil de multiples retouches à la pointe sèche ou au brunissoir, comme le montrent différents tirages. Jusqu’à l’édition finale des 105 eaux-fortes réunies en regard d’extraits de la Bible de Genève de 1638.
La série qu’expose aujourd’hui le musée est celle – inédite – qu’offrit Chagall à sa femme, Valentine Brodsky, rehaussée de gouaches aux couleurs vives. Fidèle au judaïsme, l’artiste s’est cantonné à l’Ancien Testament. Et n’a pas représenté certains épisodes comme le Péché originel ou Caïn et Abel. Chagall aimait à dire que ces héros bibliques l’avaient tant accompagné dans l’enfance qu’ils étaient pour lui « comme des oncles et tantes ».
L’influence de Rembrandt, du Greco, ou des icônes, affleure dans certaines gravures. Elle se conjugue avec une rusticité naïve – personnages un peu massifs, gestes délibérément simplifiés – empruntée aux artistes de l’école d’art de Bézalel (Jérusalem).
L’indicible souffrance de tout le peuple juif
Car la réalisation de ces eaux-fortes fut aussi pour Chagall une aventure spirituelle, engagée dès 1931 avec un voyage en Palestine. « Ici, on ressent que le judaïsme et le christianisme ne forment qu’une seule et même famille. C’était un tout et des démons sont venus qui ont tout détruit et divisé », écrit-il alors, en songeant à l’actualité.
Car l’antisémitisme qu’il avait connu enfant en Russie, ressurgit en Europe. Après avoir obtenu la nationalité française en 1937, Chagall se la voit retirer en 1941 par le gouvernement de Vichy. Il s’exile aux États-Unis.
Ses illustrations pour la Bible, interrompues en 1939 à la mort de Vollard, il ne les reprendra qu’après la fin de la guerre, en 1952, donnant à ses dernières planches une tonalité hantée par la Shoah. La Prise de Jérusalem montre une ville en flammes et une scène d’exode émaillée de cadavres, tandis que Les Lamentations de Jérémie renvoient à l’indicible souffrance de tout le peuple juif.
«Un idéal de fraternité et d’amour»
Le spectre de l’holocauste ressurgit dans plusieurs grandes toiles, telles la Crucifixion en jaune (1942-1943), la Chute de l’Ange (1923-1947), ou l’Exode (1952-1966). Des motifs chrétiens et juifs s’y mêlent dans un mariage très original. À l’horreur et aux déchirements de l’Histoire, l’artiste veut répondre par un message de paix interreligieux. C’est en ce sens qu’il acceptera en 1949 l’offre du P. Couturier, rencontré aux États-Unis, de participer aux décors de l’église du Plateau d’Assy en Haute-Savoie : « au nom de la liberté de toutes les religions », comme il l’a inscrit.
D’autres réalisations de vitraux suivront pour des édifices catholiques et protestants, en France (les cathédrales de Reims et Metz notamment), en Allemagne, en Suisse ou aux États-Unis. Sans oublier ceux de la synagogue de l’hôpital Hadassah de Jérusalem en 1960 où l’artiste évite toute figure humaine.
La série des 17 grands tableaux du « Message biblique » peints entre 1954 et 1967 pour des chapelles désaffectées de Vence (2), où Matisse venait de décorer la chapelle du Rosaire, prolonge cette œuvre de réconciliation. « J’ai voulu, confiait Marc Chagall, que les hommes essaient d’y trouver une certaine paix, une certaine religiosité, un sens à la vie (…) un idéal de fraternité et d’amour tel que mes lignes et mes couleurs l’ont rêvé. »
Sabine GIGNOUX
(1) À lire, le remarquable catalogue, Skira, 197 p., 35 €.
(2) Aujourd’hui au Musée national message biblique Marc Chagall de Nice.
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