Lectures de Jean-Pierre Allali - L'affaire Bernard Natan, Les années sombres du cinéma français, par Dominique Missika
Grandeur et décadence. C’est par ces mots que peut se résumer la vie à la fois extraordinaire et finalement tragique de celui qu’on désigna, en son temps, comme le « Tzar du cinéma français ». Dans son enquête magistrale et bien documentée, Dominique Missika ne laisse aucune zone d’ombre dans sa description de la destinée de Bernard Natan, mettant souvent en avant la vilénie de ses détracteurs qui furent, hélas, nombreux, jalousie morbide et antisémitisme forcené se conjuguant parfois pour le pire.
C’est à Iassy, capitale historique de la principauté de Moldavie et deuxième ville de Roumanie que Nahum Tanenzaph, fils de Buroh et Bluma, a vu le jour le 14 juillet 1886. Couple aisé, de nationalité israélite, les Tanenzaph gèrent une cristallerie. Après Nahum, le couple aura trois filles, Clara, Marie et Suzanne et un second fils, Samuel. L’antisémitisme ambiant est si dur à supporter que Nahum, après des études de chimie à l’université de Iassy, décide de quitter son pays natal. Direction Paris. Nous sommes alors en 1906. Il s’installe à Maisons-Alfort et trouve rapidement un petit boulot : laveur de films. Puis le voilà projectionniste. Le cinéma n’est plus très loin. Et voilà qu’il rencontre celle qui sera la femme de sa vie, celle qui partagera jusqu’au bout ses joies et ses peines, Marie-Louise Châtillon, jeune catholique, caissière dans un café-concert à Ménilmontant. Le mariage est célébré le 14 décembre 1909 à la mairie du XVIIIème arrondissement. Puis, d’un point de vue professionnel, les choses vont aller très vite. Nahum s’associe à deux amis, Henri Grognet et Henri Rasse pour créer deux structures : Ciné Actualités et Rapid Film. Première erreur de jeunesse : la réalisation de films où apparaissent des femmes dénudées, ce qui, à l’époque est considéré comme pornographique et puni par la loi. Quatre mois de prison et 1 000 francs d’amende. Nahum ne baisse pas pour autant les bras et lance Ciné-Gazette. Une affaire qui fleurit.
1914. C’est la guerre. Bien qu’étranger, Nahum Tanenzaph s’engage dans la Légion étrangère et se bat dans la Marne et en Champagne. Il sera sergent et ses actes de bravoure lui vaudront la croix de guerre avec palmes, ce qui effacera de facto sa condamnation. Il est démobilisé le 11 octobre 1918. Le 17 février 1921, il obtient enfin la nationalité française et décide de s’appeler désormais Théodore Nathan. Il commence, sous l’égide de sa maison de production, à produire des films comme La châtelaine du Liban. Les choses vont dès lors très vite : fabrication de films, studios de tournage, laboratoires modernes. « Méthodiquement, « Monsieur Natan » comme le désigne désormais la presse, bâtit sa fortune. Il devient propriétaire des locaux de la rue Francoeur et s’agrandit en achetant les immeubles de la rue Bergerac ». « Rien n’arrête Bernard Natan. Un ouragan ». Un ouragan qui lorgne sur Charles Pathé. Ce fils de charcutier règne en maître sur le monde du cinéma. Il a soixante-six ans. Bernard Natan n’en a que quarante-trois. Charles Pathé ne croît pas en l’avenir du parlant. Bernard Natan, si. Le 20 janvier 1929, les deux hommes se rencontrent à l’hôtel Majestic. Il se retrouveront plus tard à Nice. Charles Pathé tergiverse mais finit par donner les clefs de son entreprise. Pathé-Natan est née. Dès lors, Bernard Natan, bourreau de travail, va aller de succès en succès. En 1930, il produit le premier film parlant français, Les trois masques. En 1931 il organise les Journées nationales du cinéma Pathé-Natan.
En 1932, un brevet d’objectif est déposé et, en 1934, c’est l’invention du projecteur175. Comme le dit si bien Dominique Missika, « De 1929 à 1935, ce sont les années de bonheur ». Sur un plan personnel, c’est, le 19 janvier 1929, la naissance des jumelles, Marie-Louise et Betty, Zouzou et Becoto. Une occasion pour Bernard et Marcelle de s’offrir un somptueux manoir en Sologne. D’autres propriétés suivront. Bernard Natan accueille son frère Samuel qui deviendra très vite Émile Natan, son collaborateur. Deux de leurs sœurs, Marie et Suzanne, rejoindront également la France sur le plan professionnel, Pathé-Natan produit plus de soixante-dix longs métrages entre 1930 et 1935.
Les louanges se multiplient. Les jalousies et les rancœurs aussi. Sa réussite dérange ». Imprudent, Bernard Natan manque de vigilance sur certaines transactions. Dans un climat où l’antisémitisme se fait prégnant, c’est l’heure de tous les dangers. La presse d’extrême-droite ne mâche pas ses mots. Le tribunal de commerce entame des procédures, les perquisitions se suivent. La descente aux enfers est en marche. Le 23 juillet 1936, Pathé-Natan est déclaré en faillite. En 1927, Natan est amené à vendre son château de La frileuse. Mais le pire est encore à venir : le 20 décembre 1938, Bernard Natan est arrêté. Direction la prison de la Santé puis Fresnes. Le déshonneur après la gloire. Tandis que la France est occupée par les nazis, Natan, entre les procès, croupit en prison. « On lui a volé deux ans et demi de sa vie ». Il perd sa nationalité française et, quand il a enfin purgé sa peine, il est, en tant que Juif étranger, dirigé vers Drancy avant d’être déporté à Auschwitz où il sera assassiné. En 2005, au Mémorial de la Shoah, le nom de Nahum Tanenzaph figure parmi ceux des 75 568 Juifs déportés de France. Ce n’est que justice. Dans son enquête remarquable, Dominique Missika a puisé notamment dans les souvenirs et les archives des deux petites-filles de Bernard Natan, Lénick Le Guyader et Françoise Tordjemann.
De nombreuses illustrations agrémentent cet ouvrage très intéressant. À découvrir !
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions Denoël, septembre 2023, 258 pages, 21 €.
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