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Le dossier secret de l’affaire Dreyfus - Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin

 

Le dossier secret de l’affaire Dreyfus - Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin

Antoine Idier

 

 

 

1« Surtout, ne parlons pas de l'affaire Dreyfus ! » s’exclame un convive lors d'un repas de famille sur une célèbre caricature de Caran d'Ache, publiée au début du XXe siècle dans le Figaro. Le dessin suivant montre la famille en train de s'étriper ; la légende affirme : « ils en ont parlé... » En forçant le trait, on pourrait s'amuser à appliquer la caricature aux historiens qui travaillent sur l'affaire Dreyfus.

  • 1 Pierre Gervais, Romain Huret et Pauline Peretz, « Une relecture du « dossier secret » : homosexual(...)
  • 2 Pierre Assouline, rendant compte de l'article sur son blog, avait ainsi cité Marcel Thomas, Présid (...)

2Dans le livre qu'ils publient aux éditions Alma, Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin proposent d'apporter un nouvel éclairage à “l'Affaire” et bousculent en partie l'historiographie existante. Leur livre reprend des éléments d'un article publié 2008 par deux des auteurs et l'historien Romain Huret dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine1. L'article, qui insistait sur la dimension homosexuelle de l'Affaire Dreyfus, avait alors suscité diverses critiques2. Le présent livre prolonge certaines de ses hypothèses.

3Le « dossier secret » qui donne son titre au livre est le dossier communiqué aux juges militaires qui condamnent, à l'unanimité, le 22 décembre 1894, Alfred Dreyfus pour trahison. Les preuves manquent pour accuser le capitaine, ce qui pousse les militaires à réaliser ce dossier secret, auquel la défense n'a pas accès (ce qui est, quelques années plus tard, motif de révision et de cassation du jugement).

  • 3  Universitaires, Pierre Gervais et Pauline Peretz sont tous les deux américanistes, tandis que Pier (...)

4Étudier le dossier secret permet alors de retracer la « mécanique intellectuelle qui conduisit à la condamnation d'un innocent. » Pourtant, le dossier forme « un angle mort d'une historiographie pourtant abondante, » regrettent les auteurs et « la nature des pièces sur la base desquelles Dreyfus fut condamné en 1894 fut considérée comme secondaire par rapport à la réflexion sur les conséquences politiques et intellectuelles de l'Affaire. » Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin proposent donc un « retour aux sources ». Il est particulièrement intéressant de noter que les trois auteurs ne sont pas, à l'origine, spécialistes de l'affaire Dreyfus3. Le fait qu'ils n'appartiennent pas au champ des « spécialistes » explique peut-être leur intérêt pour ce dossier secret, relativement délaissé par les historiens de l'Affaire (qui se sont fiés aux versions données dans des livres de 1901 et 1961).

  • 4  Ce récit occupe le chapitre 4, « À la recherche du dossier perdu », pp. 166-237.
  • 5 Les pièces utilisées par les auteurs ont été numérisées et sont consultables sur le site qui accom (...)
  • 6  Ces attachés militaires sont l'objet d'une véritable surveillance. Une grande attention est accord (...)

5La volonté de retour aux sources se heurte cependant à la difficulté à retrouver le dossier original. Le dossier secret de 1894 est en effet perdu. Il existe bien un dossier secret, conservé aujourd'hui aux archives du Service historique de la défense à Vincennes. Mais c'est un dossier de près de 500 pièces, constitué après le premier procès par les militaires qui ont y ajouté une quantité de pièces, dont des faux, pour accréditer la thèse de la culpabilité du capitaine. Il a donc été nécessaire de se livrer à un travail de reconstitution du dossier original, en identifiant les documents présents en 1894 et en écartant les documents postérieurs, travail décrit en détails dans le livre4. Les auteurs disent s'inspirer du travail philologique que pratiquent les médiévistes pour reconstituer un manuscrit. Ils ont ainsi recoupé des témoignages postérieurs, en particulier ceux des procès en révision, qu'ils ont comparés avec les différentes numérotations manuscrites qui figurent sur les pièces5. Ils présentent une version du dossier secret qui, si elle n'est pas « incontestable », leur semble suffisamment solide pour « reconstruire le récit sous-jacent de l'accusation de 1894 ». Ce dossier secret retrace l'activité de la « Section de statistiques ». Très puissante, elle constitue un bureau d'espionnage et de contre-espionnage militaire français. Sous l'autorité de l'état-major de l'armée, elle est conçue « en marge de l'Etat républicain », la section « refuse tout contrôle et ne s'impose aucune limite ». Au travail « officiel », par exemple la lecture de revues militaires où se trouve une information abondante, s'ajoute un travail « officieux », notamment le monnayage d'informations auprès d'employés des ministères ou d'officiers6.

  • 7  Les deux militaires homosexuels échangent dans leurs lettres des surnoms amoureux (« ma belle peti (...)

6Au cœur de l'affaire Dreyfus se trouvent deux attachés militaires, Maximilian van Schwartzkoppen et Alessandro Panizzardi, respectivement allemand et italien, liés par une relation professionnelle et amoureuse. La section de statistiques a en sa possession leur correspondance, où se mêlent l'intime et le professionnel, les auteurs parlant à la fois des pièces qu'ils se procurent sur l'activité militaire française (ils sont tous les deux des espions redoutables) et de leur vie amoureuse. Cette correspondance est déterminante. D'après la reconstitution du dossier secret (s'appuyant notamment sur une « numérotation à plume rouge » des pièces), la correspondance fait partie des pièces communiquées secrètement aux juges en décembre 1894. Elle n'a pourtant rien à voir directement avec Dreyfus. C'est donc, expliquent les auteurs, que ceux qui ajoutent ces pièces au dossier veulent leur faire jouer un rôle particulier. La reconstitution du dossier montre alors que l'accusation d'espionnage est devenue secondaire par rapport à des accusations plus larges, essentiellement des accusations morales7, qui firent décider les juges de la culpabilité de Dreyfus. « Rien n'obligeait à faire apparaître dans l'accusation le cercle des attachés militaires et à y insérer de force Dreyfus, encore moins à faire apparaître des lettres à connotation sexuelle dans le dossier, » si ce n'est un « échafaudage idéologique bien particulier ».

7Pour Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin, l'homosexualité a joué dans l'accusation de Dreyfus. Une des « motivations qui présidèrent à l'élaboration de la stratégie d'accusation » fut la volonté de « provoquer un effet de scandale », de « révulser les juges ». Le chapitre intitulé « Un juif, des espions, des invertis » (pp. 238-282) insiste ainsi sur les liens entre imaginaires antisémites et homophobes (si le terme est certes anachronique, il permet de décrire la haine des homosexuels partagés par les membres de la Section). Ainsi, « le judaïsme était souvent perçu comme une des pathologies de l'époque moderne, porteur de dégénérescence nationale au même titre que la montée politique du prolétariat, la présence de la folie dans la société ou le développement de pratiques sexuelles déviantes. Juifs et homosexuels partageaient la même capacité d'échapper aux classifications nationales et sociales. » Xénophobie, antisémitisme et homophobie se mêlent : l'étranger, le juif, l'inverti deviennent les « vices menaçant la Nation ». Le livre appuie son hypothèse sur nombreux éléments de contexte, par exemple la sensibilité de l'armée, affectée par plusieurs scandales, aux discours virilistes sur la nécessité de rétablir la « vigueur nationale ». C'est ce qui permet aux auteurs de conclure que le dossier était conçu pour susciter l'effroi, pour « exploiter un éventuel outrage [des juges], susceptibles de les rendre moins critiques à l'égard des faiblesses de l'accusation » Bien que ne concernant pas Dreyfus, ces éléments permettent de l'associer à ces déviances morales, et donc de le discréditer.

8En conclusion du livre, les auteurs s'interrogent sur le silence envers le contenu (homo)sexuel du dossier. Le silence des contemporains peut s'expliquer à la fois par un souci de décence et pour des raisons diplomatiques. Mais celui des historiens ? L'entreprise des premiers historiens était politique : comme il s'agissait de réhabiliter Dreyfus, l'affaire « devient paradoxalement une « affaire sans Dreyfus », les enjeux politiques et moraux dépassant de loin la matérialité du débat juridique et policier sur l'accusation » De plus, les travaux apparus depuis les années 1950 ont davantage envisagé l'affaire sous l'angle de l'histoire intellectuelle, de l'histoire de la justice, de l'antisémitisme, du nationalisme, etc., et ne nécessitaient donc pas un retour aux sources. Mais les auteurs avancent une troisième explication : le contenu même du dossier n'explique-t-il pas ce désintérêt ? Le fait que le dossier secret s'intéresse essentiellement à des affaires d'espionnage et à l'homosexualité n'a-t-il pas joué un rôle ? Les trois auteurs soulignent ainsi que espionnage et homosexualité sont « deux champs de la recherche historique qui ont été longtemps négligés, voire méprisés. » Même s'ils se gardent de remettre en cause l'historiographie existante (leur travail la complète davantage), le livre pose une stimulante question. Ce que montrent les auteurs, les spécialistes de l'affaire Dreyfus n'ont pas su, ou pas voulu, le voir. Dans quelle mesure ont-ils été prisonniers de routines intellectuelles dans la manière de « penser l'affaire », ce qui les a empêchés de déplacer le regard, de poser différemment des questions ?

  • 8 « De quoi Dreyfus était-il vraiment accusé ? », L'Histoire, n°380, octobre 2012, pp. 94-101. (...)
  • 9 Il donne en revanche une plus longue critique sur son blog, « Dreyfus, le dossier secret et la que (...)

9Le débat est d'ailleurs ouvert avec les « spécialistes » de l'affaire Dreyfus. Le magazinel'Histoire, dans son numéro d'octobre 2012, publie une synthèse rédigée par Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin de leurs travaux, ainsi que deux « contre-points » de Vincent Duclert et Philippe Oriol8. Sur la base de l'article paru dans l'Histoire (mais, semble-t-il, pas du livre, qui n'était pas achevé à la date de rédaction des articles), Philippe Oriol, auteur d'une histoire de l'affaire Dreyfus, à paraître en 2013 aux Belles lettres, conteste des points de la démonstration et conclue de manière lapidaire qu'« il ne suffit pas de parler de méthode, il faut l'appliquer »9. Vincent Duclert, reconnaissant « l'acquis du travail » de reconstitution du dossier secret, ne se dit pas convaincu : « que l'homophobie constitue un élément de la condamnation policière et judiciaire du capitaine n'est cependant pas démontré ». La discussion y prend un tour très technique, sur la numérotation des pièces et la reconstitution du dossier, et notamment sur les fameuses pièces numérotées à la plume rouge.

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NOTES

1 Pierre Gervais, Romain Huret et Pauline Peretz, « Une relecture du « dossier secret » : homosexualité et antisémitisme dans l'Affaire Dreyfus », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 55, n°1, 2008, pp. 125-160.

2 Pierre Assouline, rendant compte de l'article sur son blog, avait ainsi cité Marcel Thomas, Président de la Société Internationale d'Histoire de l'Affaire Dreyfus. Pour celui-ci, les éléments soulevés par les historiens étaient anecdotiques, « un détail pittoresque de la toile de fond devant laquelle se jouait le vrai drame ». Cf. « La face homosexuelle de l'affaire », La République des livres, 6 avril 2008, <http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/06/la-face-homosexuelle-de-laffaire/>.
Voir également les commentaires de Marcel Thomas et Philippe Oriol à propos de l'article de 2008, <http://laffairedreyfus.wordpress.com/2012/08/22/dreyfus-le-dossier-secret-et-la-question-homosexuelle-suite/>. Pour Vincent Duclert, l'hypothèse défendue par l'article de 2008 est « archivistiquement fragile. ». Cf Vincent Duclert et Perrine Simon-Nahum, L'Affaire Dreyfus : les événements fondateurs, Paris, Armand Colin, 2009, p. 13.

3  Universitaires, Pierre Gervais et Pauline Peretz sont tous les deux américanistes, tandis que Pierre Stutin est directeur de projets informatiques.

4  Ce récit occupe le chapitre 4, « À la recherche du dossier perdu », pp. 166-237.

5 Les pièces utilisées par les auteurs ont été numérisées et sont consultables sur le site qui accompagne la parution du livre, <http://www.affairedreyfus.com/>.

6  Ces attachés militaires sont l'objet d'une véritable surveillance. Une grande attention est accordée à leur vie privée, qui est indissociable de leur vie professionnelle, le milieu des attachés militaires étant à la fois un cercle de sociabilité professionnelle et amicale.

7  Les deux militaires homosexuels échangent dans leurs lettres des surnoms amoureux (« ma belle petite », « mon petit chien vert ») et sexuels (« mon grand bourreur », « mon bourreur de 2de classe »).

8 « De quoi Dreyfus était-il vraiment accusé ? », L'Histoire, n°380, octobre 2012, pp. 94-101.

9 Il donne en revanche une plus longue critique sur son blog, « Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle… nouvelle suite… et fin », L'affaire Dreyfus, 30 septembre 2012.

<http://laffairedreyfus.wordpress.com/2012/09/30/dreyfus-le-dossier-secret-et-la-question-homosexuelle-nouvelle-suite-et-fin/>
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Antoine Idier, « Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin, Le dossier secret de l’affaire Dreyfus », Lectures[En ligne], Les comptes rendus, 2012, mis en ligne le 23 octobre 2012, consulté le 23 octobre 2012. URL : http://lectures.revues.org/9588

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