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Malgré la douleur, tu choisiras la vie, par Anny Dayan Rosenmann

Malgré la douleur, tu choisiras la vie, 

par Anny Dayan Rosenmann  Professeur de littérature et auteur de "Les alphabets de la Shoah. 

 

 

A présent que la vague d'émotion suscitée par la mort d'Elie Wiesel s'est un peu apaisée, peut-être le temps est-il venu, dans le silence du texte, de lire ou de relire son œuvre avec l'attention qu'elle requiert et qu'il espérait. Ce qui permet de suivre un itinéraire remarquable, car chez lui l'écriture du témoin et l'évocation d'un monde détruit se prolongent en un projet de reconstruction collective, de retissage d'une identité juive blessée que l'écrivain veut raccorder au monde.

La destruction de l'homme en l'homme

Wiesel fut l'un des grands témoins de la Shoah. Son œuvre majeure, La Nuit reste, par son écriture dépouillée et sa cruelle concision, l'un des plus puissants témoignages porté sur la destruction des Juifs d'Europe, mais aussi sur la destruction de l'homme en l'homme, sur l'attaque de tous les liens qui constituent la communauté humaine.

Oeuvre matricielle et cœur incandescent de l'œuvre wieselienne, son récit décrit sans concession les étapes de la confrontation avec le Mal absolu et ses effets destructeurs sur une âme d'adolescent. A Auschwitz, le jeune Eliezer a vu ce qu'il n'aurait jamais dû voir, il a assisté à la transgression des règles qui fondent l'humanité, il a appris que devant une promesse de mort généralisée, l'instinct de vie ne connaît ni compassion ni altruisme, il a appris qu'un père et un fils peuvent s'entretuer pour un bout de pain, et que "ce petit bout de pain sec et crasseux peut renverser la structure de la création"(1).

Il a assisté, dès sa première nuit au camp, au meurtre des enfants, et cette scène, il ne cessera de la revoir dans ses nuits sans sommeil. "L'enjeu ne sera pas la description de l'horreur, l'enjeu en sera l'exploration de l'âme humaine dans l'horreur du mal (2)" écrivait Jorge Semprun, réfléchissant à l'enjeu d'un futur témoignage, très peu de temps après sa libération de Buchenwald. Et cette phrase semble définir au plus près le témoignage de Wiesel dans sa douloureuse lutte avec les mots.

Sa douloureuse lutte avec les mots (3)

Dans les œuvres suivantes, avec L'AubeLe Jour ou Les portes de la Forêt (4), Wiesel a tracé un puissant portrait de survivant, absent à lui-même et aux autres, incapable de ressentir les sentiments des vivants, en proie à une révolte et à un désespoir sans fond. Un survivant qui est un revenant lazaréen, en dialogue avec ses morts, et parfois en dialogue avec la mort elle-même.

Et ce portrait, ce personnage de survivant, il a su l'inscrire au cœur de notre culture(5), désormais une culture de l'après. De même qu'il a su constituer le silence en un espace textuel, où comme l'écrit le philosophe André Neher (6), les protagonistes travaillés d'une parole empêchée ou impossible, ayant perdu ou renié tous leurs mots, se confrontent par leur silence au silence du monde et au silence de Dieu.

Contrairement à ses compagnons, Eliezer se refuse désormais à prier, par un retournement qui traduit la révolte du croyant. Cette blessure de la foi, cette mise en accusation -"j'étais l'accusateur et l'accusé Dieu", écrit le narrateur, initie le procès de Dieu, sans cesse instruit dans les premiers textes de Wiesel. Mais si ce procès constitue l'un des thèmes et l'une des figures fondamentales de son univers littéraire, il traduit aussi la révolte métaphysique de bien des survivants issus de communautés religieuses.

Un temps d'avant la catastrophe, une manière d'être au monde disparue

Wiesel était l'un de ceux qui portaient en eux la mémoire vivante d'un temps d'avant la catastrophe, l'empreinte d'une culture, d'une langue, le yiddish, d'une manière d'être au monde désormais disparues. Il ne s'est pas contenté de les pleurer. Il s'est fait le chantre et le poète de ce monde révolu, avec ses lieux de prière et d'étude, ses maîtres, ses sages et ses fous, ses chants hassidiques et ses étudiants mystiques, ses mendiants et ses messagers, qui apparaissent entre ses pages, nimbés par l'aura du souvenir et la lumière cendreuse du jamais plus. Dans Le mendiant de Jérusalem, se constituant en une forte figure de transmission non seulement de la mémoire du désastre mais de la culture et de l'héritage juif, il assume une parole mémorieuse et en même temps immémoriale. Il se fait lui-même conteur et mendiant-poète pour convoquer les habitants défunts des shtetls détruits, réalisant dans une prose fantastique et inspirée les noces du passé et du présent, la jonction entre Israël et la diaspora, entre les prophètes et les guerriers, entre les morts et les vivants.

Wiesel s'est voulu, par un choix assumé, le passeur d'un riche héritage fait de mémoire, de culture, de légendes et de textes. De livre en livre, de romans en nouvelles mais aussi en écrivant Les Célébrations hassidiques, bibliques ou talmudiques, il a voulu faire œuvre de transmission pour les générations de Juifs qui n'avaient pas eu accès à ces textes mais aussi pour un très large public. De part et d'autre du désastre et de l'irrémédiable coupure qui a pour nom Shoah, il a voulu faire lien entre les générations mais aussi entre les cultures.

Une écriture qui prend en charge le tourment des fils

Enfin, il est sans doute le seul témoin a avoir pris en charge par l'écriture le tourment des fils, car la caractéristique d'une entreprise génocidaire, c'est qu'elle atteint un peuple sur plusieurs générations, détruit le rapport au passé, attaque la chaîne de la filiation. Après avoir sans répit tenté de faire comprendre le tourment du témoin qui sait profondément que sa parole le trahit parce que le langage n'est pas apte à rendre compte de son expérience, Wiesel a abordé l'autre face de cette souffrance, la douleur des fils en quête d'une connaissance et d'un savoir impossible sur ce que leurs parents ont vécu, et qui voudraient s'inscrire dans la chaîne de la transmission.

Avec Le cinquième fils puis avec L'Oublié (7), il pose une question qui concerne les enfants de parents rescapés, malades du passé, les frères d'enfants morts dont ils ignorent souvent l'existence, dont il ont reçu le prénom et dont ils se reprochent parfois d'avoir pris la place.

Que deviennent ces enfants confrontés au silence des parents et à leur culpabilité silencieuse? Que peuvent-ils savoir du passé? Et sans ce savoir, comment peuvent-ils se construire? Presque en même temps que des descendants comme Nadine Fresco ou qu'Art Spiegelman (8), Wiesel pose la question.

Il n'est pas étonnant que dans un roman comme Le Cinquième fils, le motif et le symbole choisi soit celui du Seder de Pâques qui célèbre la sortie d'Egypte, le modèle même de la transmission. Simha, l'ami de Reuven Tamiroff, enjoint à ce père silencieux qui mène un deuil sans fin, de se souvenir que lors du Seder, le devoir du père est de répondre aux questions de ses quatre fils vivants, présents, non de s'adresser à l'ombre du cinquième fils, celui qui est absent.

Et peut être est-ce l'une des leçons les plus essentielles de l'héritage qu'Elie Wiesel a su mettre en acte et transmettre: malgré la douleur, tu choisiras la vie.

(1) Elie Wiesel, La ville de la chance, Seuil 1962, p. 69
(2) Jorge Semprun, L'écriture ou la vie, p. 218
(3) Anny Dayan Rosenman, Les alphabets de la Shoah. Survivre. Témoigner. Ecrire. (CNRS Editions, 2007 - Poche Biblis 2013)
(4) La Nuit, Editions de Minuit, 1959. L'Aube, Seuil, 1960. Le Jour, Seuil,1961. Les portes de la forêt, Seuil, 1964.
(5) Avec quelques autres grands témoins et en particulier Anna Langfus. Les bagages de sable, Gallimard, 1962
(6) André Néher, L'exil de la parole. Du silence biblique au silence d'Auschwitz, Nvelle édition, Seuil, 1980
(7) Elie Wiesel, Le cinquième fils, Grasset, 1983. Elie Wiesel, L'Oublié, Seuil, 1989
(8) Nadine Fresco, La diaspora des cendres, in Nouvelle Revue de Psychanalyse n°24, 1981. Art Spiegelman, Maus, Pantheon Books, 1980

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