« Juifs du Maroc, 1934-1937 », au MahJ de Paris – un passé qui n’est plus
La première exposition du musée depuis la crise sanitaire est un témoignage direct sur un monde aujourd’hui disparu, celui des communautés juives rurales du sud du Maroc
Nous sommes au mitan des années trente. Mais nous pourrions aussi bien nous trouver deux ou trois siècles auparavant, voire davantage. Sur ces clichés de Juifs des montagnes du Maroc, le temps s’est figé.
Grâce à l’artiste Jean Besancenot, fasciné par les vêtements et parures dans ces contrées reculées et difficiles d’accès, ce monde aujourd’hui disparu a été immortalisé. Comme il le formulait élégamment, « la coquetterie est particulière aux gens civilisés ». Aujourd’hui, son travail nous est restitué dans une exposition magistrale présentée au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, à Paris, jusqu’au 7 octobre 2020.
Jean Besancenot, né Jean Girard (1902-1992), s’est pris de passion pour les Juifs ruraux des confins du Maroc. Ce peintre passé par l’École des arts décoratifs à Paris choisit de s’orienter vers l’étude des costumes régionaux français. En 1934, il effectue un voyage d’études sur le costume au Maroc, alors protectorat français depuis 1912. Ce passionné tombe sous le charme du pays et notamment des femmes qui l’habitent. Il y séjourne deux années, en 1935 et 1936, décidé à saisir par des photographies les vêtements traditionnels des communautés arabes, berbères et juives.
Chez ce peintre à la formation académique, la photographie sert d’abord à documenter ses toiles. Jean Besancenot a d’ailleurs déclaré (dans un entretien diffusé sur France Culture en 1985 présenté lors de l’exposition) : « La photographie devient un art quand elle est entre les mains de gens qui savent s’en servir ».
C’est ainsi qu’à partir d’un ou plusieurs clichés, l’artiste réalise des gouaches qui sont des synthèses des « petites œuvres d’art » photographiques.
 Cette exposition aujourd’hui présentée au MahJ nous en donne un aperçu évident. Elle réunit des photographies, quelques gouaches et un film documentaire d’après plusieurs fonds : des collections personnelles comme celle de Hannah Assouline et Dominique Carré ou de Sarah Assidon-Pinson, mais aussi des clichés des collections de l’Institut du Monde arabe et du MahJ.
Ces œuvres documentent des communautés juives préservées de l’occidentalisation, dans les régions les plus méridionales du Maroc. En ethnographe, Jean Besancenot y a découvert des villages à population juive, mêlés aux Berbères dont la présence remonte pour certains à l’Antiquité. Pour les autres, il s’agit de Séfarades expulsés d’Espagne réfugiés dans ces contrées jugées inaccessibles ou encore des communautés juives hybrides dites Forasteros (étrangères).
Intéressé par leurs costumes, Jean Besancenot obtient des Cheikh, les chefs de village, l’autorisation de photographier dans leurs habits des femmes le plus souvent, même si l’on aperçoit quelques hommes ou plus rarement des scènes de la vie quotidienne. Les hommes exercent souvent et pauvrement des professions artisanales : ils sont forgerons, bourreliers, savetiers, épiciers, bijoutiers… Les régions du Tafilalet ou du Souss, les vallées du Draa ou du Todgha deviennent son terrain d’étude des costumes locaux.
Chaque cliché comporte dans sa marge des notes premières rédigées manuellement. Il y a également, présentées en légende, les commentaires que Jean Besancenot prend pour décrire chaque vêtement et la manière dont il est porté.
La richesse des parures contraste avec la pauvreté de ces régions reculées, et leur éclat avec la mélancolie qui émane des modèles photographiés. Les mariées sont si jeunes que cela interpelle le visiteur du XXIe siècle. Promises à 7 ans, les petites filles sont mariées à 10 ans et procréent dès qu’elles sont pubères. Autre temps, autres us et coutumes. Elles n’en sont pas moins ravissantes richement parées.
Hannah Assouline est la commissaire de l’exposition. L’histoire qu’elle nous a racontée, sur sa genèse, nous saisit d’émotion. Elle commence ainsi : « Mon père, Messaoud Assouline, est né en 1922 à Tinghir. Une ville pauvre dans la région du Tafilalet où vivaient Baba Salé et son frère Baba Haki qui adoptaient des enfants pauvres de la contrée. » Le rabbin Israël Abehassera (1889-1984) dit « Baba Salé », était un grand kabbaliste honoré et respecté. Sa tombe en Israël à Netivot est encore aujourd’hui l’objet d’importants pèlerinages. Quant à son frère, Rabbi Its’hak Abi’hssira, surnommé « Baba ‘Haki », il est né en 1885 dans le Tafilalet et est décédé en Israël d’un accident de la route en 1970. Elle raconte : « Mon père a fait partie de ces enfants en 1935, l’année de sa bar-mitsva. » Toute la famille habitait dans une grande maison qui abritait aussi la yeshiva. « Dominique Carré m’a invité un jour à voir l’œuvre d’un artiste. C’était Jean Besancenot, dans son modeste appartement de la rue de Verneuil à Paris. Il était alors dans le besoin. » Hannah Assouline est issue de ce monde juif marocain. Elle est séduite par les clichés qui saisissent de belles jeunes femmes apprêtées. Et son regard est attiré par la photographie d’un couple de très jeunes mariés dont l’époux ressemble à son neveu. Elle l’achète ainsi que six autres. « Je décide de montrer les photos à mes parents qui n’ont aucune image de leur monde », confie-t-elle. C’est un jour de Shabbat et si son père, rabbin de la synagogue de la rue du Bourg-Tiboug (4e arrondissement de Paris) refuse au début de les contempler, il se laisse convaincre par son épouse, la mère de Hannah. Sur le cliché où Hannah Assouline avait trouvé une ressemblance avec son neveu, son père Messaoud Assouline se reconnaît. « Par la suite, mon père m’a accompagné chez Jean Besancenot qui a reconnu d’autres personnes de la famille », conclut-elle.
Messaoud Assouline a raconté à sa fille comment ce cliché avait été pris, ce qui explique la tristesse de ses traits. Quand Jean Besancenot est arrivé dans son village d’Erfoud, il a demandé au respecté Baba Salé de pouvoir prendre des photographies de jeunes mariés. Le peintre écrit dans ses carnets, repris dans la légende d’une photo : « Il y avait à Erfoud même, un petit groupe de Juifs qui me semblait représenter l’élément encore vivant, le noyau résiduel de cette agglomération du Tafilalet dont les textes m’avaient appris qu’elle avait eu dans le passé une importance et un rayonnement exceptionnel. » Ce monde est très religieux et personne ne souhaite être immortalisé sur des images. D’autant que les habitants n’en avaient jamais vu. Puis est arrivé Baba Haki, frère de Baba Salé, qui dit qu’il faut accepter. On fait alors poser l’une des filles de Baba Salé, Sarah, 10 ans, qui se marie bientôt avec un homme de 30 ans plus âgé. Il ne posera pas sur la photo, mais on va chercher Messaoud alors âgé de 13 ans, étudiant à la yeshiva pour venir le remplacer. La lumière décline et il faut faire vite : celui qui joue le rôle du jeune marié n’a pas le temps de mettre ses chaussures. Il en est contrarié et honteux d’où sa mine sur la photo. Sa fille Hannah raconte que peu de temps avant sa mort, son père lui a demandé : « Avec les technologies actuelles, tu peux me mettre des chaussures sur la photo ? »
Si les bijoux arborés sont nombreux, « on remarquera cependant que malgré l’excès, il n’y a pas de désordre », écrit Jean Besancenot. Parfois des dessins sont peints en noir sur le front, le nez et le menton et en rouge sur les joues des femmes. Si certaines femmes arborent des foulards, selon le village, d’autres portent des perruques pour cacher leurs cheveux courts ou rasés. À un bandeau principal sont alors attachés des cheveux de laine ou de poils d’animaux. Comme toutes les femmes des populations présahariennes, les Juives des oasis du Sud affectionnent la couleur rouge et les gros colliers d’ambre qui chassent le mauvais œil.
« Il est assez étonnant de penser que sur les images que nous regardons ici, ces femmes juives sont probablement, dans leur apparence extérieure, exactement ce qu’étaient leurs ancêtres il y a plus d’un millier d’années », confie leur auteur. Un monde qui n’est plus à découvrir.

 »Juifs du Maroc, 1934-1937″, actuellement et jusqu’au 7 octobre 2020, au Musée d’art et d’Histoire du Judaïsme, Hôtel de Saint-Aignan, 71 rue du Temple, à Paris.
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