Marcela Iacub : "Plus on est athée, plus on est moraliste"
propos recueillis par Jennifer Schwarz
Auteure des Confessions d'une mangeuse de viande(Fayard), la juriste et essayiste Marcela Iacub répond à nos questions sur la religion, la morale, l'homme et les animaux...
Vous avez été touchée par la vulnérabilité des animaux, notamment en adoptant un chien, et êtes même devenue végétarienne. L’être humain est-il un animal comme un autre ?
L’homme est peut-être un animal comme un autre, mais non pas l’humanité, non pas ce que les hommes, ou un groupe d’entre eux, ont créé. L’humanité est un projet, un ensemble des règles morales et juridiques, d’inventions techniques et scientifiques, un projet de conquête de la nature, un monde relativement indépendant des êtres humains concrets qui le composent. Je crois que cette humanité responsable de tant d’horreurs et de bonheurs, de tant de crimes et de merveilles est un enjeu politique, et il ne faut pas penser qu’elle a un seul avenir possible. Le projet d’inclusion des animaux domestiques dans cette humanité est une cause pour laquelle il faut se battre. Non seulement parce qu’il correspond à une certaine idée de justice que beaucoup d’entre nous partagent, mais aussi par l’ensemble d’expériences et des bienfaits qu’il pourrait nous apporter. Par inclusion dans l’humanité, j’entends non seulement le respect de leur sensibilité mais aussi de leur droit à la vie. Les animaux domestiques sont à même de bouleverser les sociétés dans lesquelles nous vivons. Je pense à deux choses, mais je crois qu’il y en a beaucoup d’autres. La première est le bonheur, la joie de l’existence. Dans les sociétés développées, nous avons tout et nous nous sentons coupables et malheureux. C’est cette capacité à vivre dans la joie, à profiter du soleil, de la mer, d’être en bonne santé que les animaux nous donnent à voir. Comme expérience éthique, c’est, à mes yeux, comparable au fait d’échapper à la mort, à ce savoir sur la vie qu’ont les personnes qui ont pu échapper à un accident ou à une maladie mortelle. La deuxième, c’est l’apprentissage de l’amour. Nous n’aimons jamais d’autres êtres humains parce que nous les connaissons. Nous aimons toujours dans une sorte d’obscurité et c’est un miracle de pouvoir tracer des ponts vers l’inconnu. L’amour de l’animal est un apprentissage de cette altérité fondamentale, comme si c’était l’amour à l’état pur.
On retrouve la notion de « loi » dans de nombreuses pensées ou sagesses. La loi juive en est un exemple, le principe de castration en psychanalyse en est un autre. Pensez-vous que la loi qui structure le manque soit un élément fondamental du désir ? Quelle est donc votre « loi », votre religion ?
Je suis l’être humain le plus moraliste de la terre. Je n’ai que des règles dans ma tête et je trouve cela affreux. C’est une charge atroce que je porte et je serais beaucoup plus heureuse si j’étais moins moraliste car la morale, telle que je la vis, est très mortifère. C’est presque de la névrose. Être taraudée en permanence par le bien et le mal est invivable, une vraie torture. Je pense qu’à partir du moment où l’on prend au sérieux la morale, on rentre dans un abîme. Dans Malaise dans la civilisation, Freud parle de cette spirale sans fin. Moi, je suis née dans cet abîme. Les normes légales nous sauvent de la morale, elles sont extérieures et faciles à respecter. Elles se contentent de donner des cadres généraux pour la vie commune et laissent la possibilité qu’il existe différentes morales et différentes manières de s’en rapporter.
Avez-vous été élevée dans une forme de religion ?
Oui, dans l’athéisme le plus total. La première chose que l’on m’a enseignée fut : « Dieu n’existe pas. » Plus on est athée, à mon sens, et plus on est moraliste. Ma famille est juive, de Biélorussie et d’Ukraine, ils sont venus en Argentine dans les années 1930, mais je n’ai jamais reçu d’éducation religieuse. Mon arrière arrière grand-père en revanche était un rabbin très célèbre. Il a passé sa vie à trancher des conflits entre les gens. Dans l’athéisme, il faut élaborer soi-même une morale, c’est une responsabilité plus grande. Même si je suis d’un athéisme radical, je me sens néanmoins juive, et même plus juive qu’argentine. Sans doute à cause de la persécution qu’a subie ma famille pendant tant de générations. Être juif, pour moi, c’est être toujours du côté des persécutés. Moi, je me sens très proche des cochons parce que je suis juive, parce que le cochon est la créature la plus persécutée, la plus maltraitée, la plus injuriée et exploitée de notre culture. C’est pourquoi je ne comprends pas comment il y a des Juifs aujourd’hui en France qui adoptent des positions publiques contre les minorités religieuses ou ethniques. Pour moi, ceci relève de la trahison à cette éthique du persécuté qui me semble la marque des Juifs européens.
Comment est née votre obsession juridique ?
Mon père était avocat et nous menions une vie très juridique. Naturellement, j’ai fait des études de droit, elles m’ont paru décevantes au début, jusqu’au jour où j’ai découvert, en France, l’intérêt de cette discipline, grâce à Yan Thomas, un grand historien du droit, spécialiste de droit romain. J’ai alors compris que j’avais eu raison de faire du droit, que c’était un savoir étonnant, merveilleux. On croit souvent que le droit est en dehors de nous, qu’il s’impose à nous de l’extérieur. C’est pourquoi il nous semble chose facile de le changer, car on le conçoit comme un pur instrument à notre service. Or, ces assertions sont fausses. Nous vivons dans le droit, les catégories anthropologiques les plus élémentaires avec lesquelles nous pensons sont juridiques : la filiation, la sexualité, la famille, l’état, les contrats, les accords. Nous sommes des créatures du droit autant que ses créateurs ! C’est pourquoi l’étude du droit peut être très précieuse pour connaître nos modes de pensée ainsi que l’organisation du monde dans lequel nous vivons. Mais pour se servir du droit de cette manière, comme un outil anthropologique, il faut le traiter non pas comme un discours mais comme un dispositif autonome ayant une grammaire, une rationalité et une forme d’action propres. Et changer cette chose qui est le droit ne peut pas être un acte volontaire et instrumental banal. Marx disait que les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas ce qu’ils font. Et l’on peut dire la même chose du droit. Il s’organise comme un système, il a des contraintes qui lui sont propres. C’est pourquoi il faut faire des « diagnostics » adéquats, pour employer le mot de Foucault, savoir quel est le contexte juridique sur lequel nous intervenons pour pouvoir changer la réalité.
Vous défendez l’idée que notre droit de la famille devrait évoluer pour cesser de donner une place trop importante à la chair, à la performance des corps et privilégier l’esprit et la volonté dans le fait de donner la vie. Comment qualifiez-vous votre conception de la parentalité ?
En effet, je crois que nous sommes en plein retour au droit très chrétien de l’Ancien Régime en matière de parentalité. La période qui inaugure la Révolution française et la codification napoléonienne avait cherché à écarter le sang, le sperme, les puissances du corps du droit de la famille. On avait dit que la nature était trop capricieuse pour lui laisser régler l’ordre social. Ce système napoléonien était certes injuste et inégalitaire, mais on aurait pu le transformer pendant la révolution des mœurs vers un autre dans lequel la volonté, la liberté, les engagements positivement assumés et non pas la chair seraient les éléments les plus importants. Or, c’est tout autre chose qui s’est passée. Certes, les femmes ont le droit d’avorter et d’accoucher sous X (mais pas pour longtemps, malheureusement), tandis que les hommes sont contraints à devenir pères à la suite d’une relation sexuelle, même si la conception a eu lieu à la suite d’un accident de contraception. Dans tous les pays démocratiques, cette manière d’appréhender la paternité, comme une pure conséquence du sperme versé, existe. C’est une manière de donner à la chair une importance trop grande et de dégrader la paternité aussi, à mon sens. La révolution sexuelle a aussi raté une chose fondamentale : une socialisation plus importante des enfants. La collectivité devrait, à mon sens, s’occuper davantage d’eux.
Pensez-vous que le mal radical existe ? Si oui, quel est-il ?
Il existe à travers les crimes d’État. Face à un voleur, un assassin, on peut se protéger, faire appel à la police et à la justice. Mais face à la violence de l’État, les êtres sont sans recours, ni secours. Les abus du pouvoir d’État face à des citoyens sont donc beaucoup plus graves que les crimes de droit commun. Ayant vécu sous une dictature militaire, je sais ce que c’est. L’État est une machine très puissante qui peut facilement abuser de son pouvoir. C’est pourquoi je tiens tant aux libertés publiques. à l’heure actuelle, vivant dans ce climat sécuritaire, nous oublions le danger de la violence de l’état et nous croyons qu’il n’y a rien de plus dangereux que le délinquant de droit commun. Je crois que les intellectuels sont en partie responsables de cet état de choses. La plupart d’entre eux, en France, sont devenus très réactionnaires.