Jules Isaac, l'historien juif qui a transformé les relations entre les juifs et les catholiques
Si l’antijudaïsme chrétien a nourri l’antisémitisme, c'est en désarmant les consciences, selon Jules Isaac. À l'occasion des 75 ans de la conférence de Seelisberg, et alors que l'antisémitisme perdure aujourd'hui, il est plus que jamais nécessaire de redécouvrir l'œuvre de cet historien. Lui qui a vécu l'antisémitisme dans sa chair a contribué à transformer les relations entre juifs et chrétiens. Il est à l'origine de l'Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF)
En 1960, sa rencontre avec le pape Jean XXIII a été "déterminante", selon Jean-Dominique Durand, historien et président de l'Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF). Deux ans avant l’ouverture du concile Vatican II, Jules Isaac a évoqué auprès du chef de l’Église catholique "l’enseignement du mépris", comme il l’appelle, la façon dont l’Église transmet et diffuse une "théologie du peuple déicide". Les juifs qui auraient tué le Christ : pour Jules Isaac, cette idée a entretenu parmi les chrétiens un antijudaïsme qui a lui-même nourri l’antisémitisme.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la rencontre entre le pape Jean XXIII et Jules Isaac a eu un poids véritablement historique. "C’est ce qui va déterminer Jean XXIII à introduire une vision nouvelle du judaïsme à l’occasion du concile Vatican II", selon Jean-Dominique Durand. Nostra Ætate, l’une des déclarations du concile, qui porte sur les relations de l'Église catholique avec les religions non chrétiennes a été promulguée en 1965. Il y est écrit : "L’Église croit, en effet, que le Christ, notre paix, a réconcilié les Juifs et les Gentils par sa croix et en lui-même, des deux, a fait un seul." Cette déclaration, Jules Isaac ne l’a pas connue car il est mort en 1963 à l’âge de 85 ans. Mais elle a "révolutionné la vision qu’a l’Église catholique du judaïsme". Après Vatican II et Nostra Ætate, "le judaïsme est une religion que désormais on va estimer et non mépriser" au sein de l’Église catholique.
"Jules Isaac a vécu dans sa chair la persécution anti-juive", nous dit Jean-Dominique Durand. Né en 1877, il a connu les tranchées de la Première Guerre mondiale. Il est l’un des auteurs des fameux "Malet - Isaac" aux éditions Hachette, ces manuels d’histoire sur lesquels tant d’étudiants ont travaillé. Sa brillante carrière universitaire l’a conduit au poste d’inspecteur général d’histoire - "une fonction très importante dans l’organisation même de l’enseignement de l’histoire notamment dans les écoles publiques", précise Jean-Dominique Durand. C’est au sujet de Jules Isaac qu'Abel Bonnard, le ministre de l’Éducation nationale sous le régime de Vichy, a écrit en 1942 dans l’hebdomadaire Gringoire, qu’il "n’était pas admissible que l’histoire de France soit enseignée aux jeunes Français par un Isaac". Autrement dit par un juif.
Destitué, Jules Isaac a dû entrer en clandestinité. Sa famille – sa femme, ses enfants, son gendre – a été arrêtée par la milice puis livrée à la Gestapo pour être ensuite déportée. Jules Isaac a pu échapper "par hasard" à l’arrestation - il était chez le coiffeur. Lui qui était déjà très préoccupé par la question de l’antisémitisme, l’a vécue "dans sa chair". "Sa femme a eu le temps de lui envoyer un message", raconte Jean-Dominique Durand. Elle l’encourageait à continuer son œuvre : "Son œuvre, c’était un ouvrage qu’il commençait à préparer sur la question du judaïsme et ses relations avec le christianisme."
Jules Isaac a établi clairement une différence entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme. L’antijudaïsme, c’est "une tradition religieuse théologique, peut-être spirituelle" ; l’antisémitisme, c’est "ce qui émerge au XIXe siècle", une théorie raciale, sociale, "où l’on accuse les juifs de tout et du contraire de tout", résume Jean-Dominique Durand. "Pour Jules Isaac, cet antisémitisme a des racines dans l’antijudaïsme." Son analyse a beaucoup secoué, notamment parmi les chrétiens. Mais Jules Isaac a été soutenu par des intellectuels chrétiens comme Jacques Maritain ou l’abbé Charles Journet. Aujourd’hui, "tout le monde reconnaît" la justesse de sa pensée, selon Jean-Dominique Durand. L’actuel archevêque de Rennes, Mgr Pierre d’Ornellas a dit de Jules Isaac que c’était un vrai prophète.
En 1947, il y a 75 ans, Jules Isaac a assisté à la conférence de Seelisberg. "Il en est sorti avec la détermination renforcée qu’il fallait absolument rompre avec cet enseignement du mépris." La Seconde Guerre mondiale n’était pas terminée et on ne parlait pas encore de "Shoah". Le propos de cette conférence était d’étudier les causes de l’antisémitisme chrétien. Des causes que Jules Isaac a abordées en tant qu'historien. "Il n'était pas un juif pratiquant, précise Jean-Dominique Durand, il n'avait pas une grande spiritualité, il ne pratiquait pas mais il agissait en historien et ça c’est extrêmement important de le préciser !"
Si l’antijudaïsme chrétien a nourri l’antisémitisme, c'est "en désarmant les consciences" selon Jules Isaac. Ce qui expliquerait pourquoi "lorsque Vichy a adopté le statut des juifs en 1940", par exemple, "il n’y a pas eu de protestation, les évêques n’ont pas protesté". Pour lutter contre l'antisémitisme, Jules Isaac a fondé l’Amitié judéo-chrétienne de France (SJCF). Le mot "amitié" est "un mot très fort", précise l’actuel président de l’AJCF, "son ami on le choisit".