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Juifs, musulmans et chrétiens : trois religions pour un même Dieu ?

 

Octave Larmagnac-Matheron - Philosophie Magazine

La « Maison de l’unité » ouvrira ses portes à Berlin en mai prochain. L’objectif ? Réunir dans un même bâtiment des lieux de culte pour les trois monothéismes, afin de favoriser le dialogue interreligieux. Le projet interroge : le Dieu unique du judaïsme, du christianisme et de l’islam n’est-il pas, au fond, le même ? Bien des philosophes se sont attachés à montrer qu’il était possible de s’ouvrir au Dieu unique sans en passer par une tradition spécifique, et même sans se dire juif, chrétien ou musulman. De quoi minorer (voire supprimer ?) les différences entre les cultes, au profit de ce qui les réunit.

 
Le Dieu unique

Juifs, chrétiens et musulmans ont-ils le même Dieu ? Question épineuse s’il en est. Assurément, les trois monothéismes n’ont pas la même manière de se rapporter au divin – pas les mêmes rites, pas les mêmes textes de référence, pas la même révélation. Pour autant, et en dépit des différences de récits à ce sujet, tous les trois se référent au Dieu d’Abraham. Ajoutons que le christianisme reconnaît pleinement l’enseignement de l’Ancien Testament et que l’Islam reconnait Jésus et Moïse comme prophètes.

Mais surtout, plus fondamentalement, les trois religions monothéismes affirment l’existence d’un Dieu unique (tout-puissant, créateur, infini et infiniment bon). En raison de son unicité, ce Dieu ne peut qu’être le même. N’est-ce pas, précisément, le cœur des trois fois monothéistes ? Qu’importe alors le visage singulier sous lequel ce Dieu se donne dans les différentes traditions ? Si Dieu doit être absolu, ne faut-il pas, littéralement, qu’il s’absolve de toutes les traditions qui le vénèrent et excède, toujours, les discours qui se réfèrent à lui ? Ne faudrait-il pas, d’ailleurs, chercher cet excès de Dieu au delà des médiations partielles par lesquelles il se serait révélé dans l’histoire ?

Le but de la « Maison de l’Un » n’est pas, même si son nom peut porter à confusion, de produire un syncrétisme des trois monothéismes, en diluant leurs différences. Il est plutôt, comme l’affirment les tenants du projet, de favoriser le dialogue interreligieux – que cherche notamment à favoriser le pape François, qui déclarait il y a quelque temps, non sans provoquer de remous au sein de l’Église catholique, que « le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine. » Que les trois monothéismes soient incapables de se mettre d’accord sur la manière dont Dieu a parlé à l’homme n’interdit sans doute pas que les hommes parlent entre eux. Qu’il puisse prendre conscience des valeurs que l’humanité partage et des actions qu’elle pourrait mener en commun. Cette recherche d’un commun n’implique aucunement de renoncer à la singularité des fois : elle peut être, au contraire, une occasion de cultiver des différences théologiques irréconciliables.

Mais certains penseurs vont plus loin, et soulignent qu’il est possible de s’ouvrir au Dieu unique sans faire aucun détour par l’enseignement révélé. Trois branches se sont, ainsi, mises en quête d’un Dieu qui, pour être vraiment absolu, pour apparaitre dans sa vérité, devrait s’émanciper des dogmes partiels et imparfaits.

 
Les trois voies de l’absolu

    La voie de la raison. Le Dieu unique et la raison partagent, au moins, un trait commun : l’universalité. Quel meilleur moyen, alors, que le discours rationnel pour rendre compte de Dieu ? Quoiqu’il ne se défasse jamais explicitement du christianisme, Descartes, lorsqu’il écrit dans les Méditations métaphysiques (1641) que « je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie ». L’infini est la trace de Dieu en moi – en chacun de nous. L’idée d’infini est, pour lui, la preuve de l’existence de Dieu, et son déploiement dans l’esprit génère, de lui-même, les traits fondamentaux du Dieu de la Bible : infinie puissance, infinie bonté, infinie intelligence. Ce contact se passe au fond de l’intermédiaire de la révélation : chacun peut en faire l’épreuve dans l’intimité de sa conscience – chacun aurait pu le faire, d’ailleurs, avant le moment de la révélation. Ce « Dieu des philosophes », dont Descartes donne l’une des formulations les plus forte, est un Dieu abstrait (qui peut d’ailleurs être, aussi bien, identifié au « Premier Moteur » d’Aristote ou encore à l’« Un » de Plotin) : il n’a pas de visage, pas d’histoire. Ce sera, au siècle des Lumières, le Dieu des théistes et des déistes – qui font peu de cas des « fictions » religieuses – et encore celui du culte de l’Être suprême de Robespierre.
    La voie de la mystique. Si la raison vise l’universel, ses discours n’en sont pas moins des discours humains, toujours imparfaits au regard de Dieu. Par conséquent, toute la tradition mystique – que l’on retrouve dans les trois monothéismes – dénonce violemment cette prétention à comprendre un Dieu qui demeure, au fond, incompréhensible. Le premier geste du mystique, c’est de se taire, de faire silence, pour s’absorber en Dieu par une forme d’illumination. Si l’opposition à la voie rationnelle est évidente, il ne faut pas négliger combien la mystique remet en question l’importance de la révélation (les autorités ecclésiastiques se sont d’ailleurs souvent montrées méfiantes à l’égard de la mystique) : dans quelle mesure l’expérience mystique a-t-elle encore besoin de la médiation de la Bible, du Coran ou de la Torah ? Les textes sacrés ne sont-ils pas, encore, des manières partiales de dire un Dieu qui demeure indicible ? Comme le geste de Descartes, le geste du mystique se déroule dans le secret de la conscience. Et c’est pourquoi, note Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), la mystique développe « un contenu original, puisé directement à la source même de la religion, indépendant de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Églises. » Le Dieu des mystiques est sans doute sensible – il s’éprouve dans l’affectivité –, mais il n’en reste pas moi anhistorique : son entrée dans le monde n’a pas « une date » précise.
    La voie de l’interprétation. Contrairement aux approches mystiques et rationnelles, qui revendiquent un accès à Dieu détaché des discours historiques dans lesquels il se serait donné à l’homme, la voie de l’interprétation soutient l’importance de la tradition. Ou, plus exactement, des traditions : notre accès au divin en passe, nécessairement, par des discours contingents et partiels, où nous entrevoyons un éclat de Dieu. Mais, précisément, plutôt que de s’accrocher à une tradition, il faut multiplier les textes, les récits, qui sont autant de manière de formuler, imparfaitement, une révélation originelle « commune à l’ensemble des traditions authentiques et “orthodoxes”, dont les traces et signes apparaissent très lisiblement dans les symboles, rites et mythes », comme l’affirme René Guénon, théoricien de la « Tradition Éternelle ». L’essentiel tient à l’interprétation, au travail herméneutique qui permet de s’approcher du divin décelant ce noyau commun des traditions. Les textes religieux sont fondamentalement ésotériques : leur sens est caché, indirect, détourné. Nous ne pouvons les comprendre qu’en les confrontant. Cette thèse sera encore défendue, au XIXe et au début du XXe siècle, par les tenants de la théosophie.

 
Les trois singularités historiques

Les représentants des différentes communautés religieuses se sont, en général, montrés hostiles à ces trois voies. Même s’ils ne remettent pas dans la plupart des cas au cause l’importance de la matrice textuelle du dogme, les tenants de des trois voies sont pourtant entraînés, à leur corps défendant, dans cette voie : qu’importe la Bible ou le Coran si l’on peut accéder à Dieu autrement – et, du reste, mieux qu’au travers d’images religieuses on ne peut plus imparfaites. Affranchissement souvent jugé insupportable, s’il en est.

C’est la raison pour laquelle les trois monothéismes réaffirment, chacun à sa manière, l’existence de ce que l’on peut appeler une singularité historique de la révélation : un moment où Dieu se donne aux hommes et entre dans l’histoire d’une manière déterminée mais indépassable – quoique la forme prise par cette révélation s’abaisse au niveau de l’homme. Au fond, le véritable mystère de Dieu tient moins à son incompréhensibilité que, précisément, à la manière dont Dieu parvient à s’exprimer, sous une forme absolument parfaite, dans la langue des hommes. Cette singularité historique interdit radicalement que les trois religions de l’Un puissent être identifiées l’une à l’autre – et explique, au contraire, qu’elles puissent entrer en rivalité.

    L’élection. Le cas du judaïsme est sans doute le plus difficile à résumer. La singularité autour de laquelle se constitue le judaïsme, c’est, pourrait-on dire, la communauté, le peuple élu. Encore faut-il comprendre, comme le dit Levinas, que « l’élection n’est pas du tout un privilège ; c’est la caractéristique fondamentale de la personne humaine, en tant que moralement responsable ». L’élection du peuple juif est un « malheur » : condamné à la « désolation de son exil », ce peuple se dépouille de toute sécurité, il ne tient plus que par la responsabilité démesurée de ses membres les uns à l’égard des autres. Si, dans le judaïsme, Dieu parle, c’est non par le Livre ou par l’Incarnation, mais par la vulnérabilité de l’« autre homme », qui en appelle à ma responsabilité dans une parole en deçà du langage. Parole où se lit la trace de Dieu et dont le peuple juif, par son abandon, porte au plus haut point la marque.
    Le Christ. Être chrétien, c’est croire à cette singularité historique que représente la venue du Christ – le mystère absolu d’un Dieu qui se fait homme pour parler aux hommes. Une parole vivante, incarnée – car « la lettre tue mais l’esprit vivifie ». Comme l’écrit Pascal dans ses Pensées (1669) : « Jésus-Christ est l’objet de tout, et le centre où tout tend […]. Sans l’Écriture qui n’a que J.-C. pour objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. »
    Le Livre. Dans l’islam, cette singularité prend la forme du Livre. Seul l’islam est une religion du livre : le christianisme est une religion du Verbe incarné, et le judaïsme une religion de l’interprétation incessante. Le Coran, seul, émane directement du divin, de la « Mère du Livre » (sourates 3, v. 7 et 13, v. 39). Il est dicté à Mahomet, le prophète qui en reçoit la révélation, par l’ange Gabriel. Sa formulation – y compris sa langue d’origine – est indépassable, « inimitable » (iÊ¿jâz) : vénérer le Dieu unique, c’est accepter, inconditionnellement, le Coran dans son intégralité (ce qui n’interdit pas, ajoutons le, l’interprétation). C’est même cette inimitabilité qui ferait du Coran la preuve de l’existence de Dieu, comme le dit le philosophe Fakhr ad-Dîn ar-Râzî : « Comment ne serait-il pas une preuve, alors que les hommes les plus éloquents ne sont pas capables d’en apporter un semblable ? »

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