David - Etre juif, mais qu'est ce ? Je suis juif, donc je pense ?
« Bonjour. Je me présente : je m’appelle David, et je suis juif. J’ai bien essayé d’arrêter il y a quelque temps déjà… mais toujours un « point de détail » de mon histoire pour me faire replonger…
_ Bonjooouuur Daviiiid… »
A la réunion des Juifs Anonymes organisée par Marc, je n’en menais pas large… La Rehab, et les petits comités d’entraide, c’est pas mon truc… Plutôt du genre à embrouiller les infirmières pour obtenir un peu plus de morphine, si vous voyez ce que je veux dire… Seulement voilà, être juif ça ne se soigne que par l’humour, c’est bien connu, et encore… j’ai entendu dire que certains en étaient morts de trop rire, d’être trop juifs… Comme quoi les clichetons… C’est ce que l’on raconte, hein… Un chrétien charitable que vous connaissez sûrement, un « grand frère » des forums, m’a dit récemment que j’étais trop jeune, qu’il ne fallait pas que je m’inquiète pour si peu, que ces choses-là, une fois vécues, mouraient dans les livres d’Histoire… Même Bill Gates n’existe plus pour lui, c’est dire… Sitôt démissionné, sitôt disparu ! Vous me direz, il n’est pas juif, on s’en fout… C’est pas lui qui se tape les Juifs Anonymes !...
Pas que des Juifs dans ce comité, à bien y regarder… j’ai cru reconnaître un historien persan et une philosophe belge de l’an 1950 et quelques après J.C… C’est pas une blague, je vous jure !... ou alors c’est cruel… Une Belge et un Persan !... Marc veut m’éprouver, c’est sûr… A ce rythme-là, c’est pas demain que je vais arrêter de rire, que je vais guérir !... Pas demain que je vais cesser d’être juif !... Ah, oui, je ne vous ai pas expliqué : plus on rit mieux on va mais du coup plus on est juif et moins ça va !... Sans virgule, je vous prie… Pas terrible leur cure, pour tout dire…
Une quarantaine d’années que l’on me traite de Juif sans me traiter… C’est que j’ai toujours vécu au centre des villes, moi, messieurs ! Grand seigneur penché sous les toits de Paris, de Prague ou d’ailleurs… Là où on ne prononce jamais le mot Juif sans votre consentement, où on vous demande presque la permission de ne pas vous traiter… « ou alors il y a longtemps, ou bien j’ai oublié, ou ils sentaient pas bon… »
Bon.
Admettons que j’ai oublié.
Au début c’était pas mal d’être juif… Chaque fois qu’un prof citait un nom, paf, dans le mille, un Juif ! Un Juif inventait le beurre et un autre inventait le fil à le couper… A l’époque je croyais même que les Juifs avaient inventé et la vache et le code barre sur le steak qu’on m’achetait dans les grandes surfaces…
J’ai eu honte de bien des choses dans ma vie, mais jamais d’être juif… D’ailleurs je me demande ce que je suis venu faire aux Juifs Anonymes !... C’est un peu comme renoncer au vin que l’on produit dans son domaine. Et il est vrai que je m’en suis pris des cuites au vin de ma judéité, avec mes propres raisins qui macéraient dans ma tête - et des mémorables encore ! Mais toujours seul, il est peut-être là le hic… le hoquet existentiel. On avait beau me chanter « Non, Juif, t’es pas tout seul, mais arrête de sangloter, arrête de te répandre, arrête de répéter, que t'es bon à te foutre à l'eau, que t'es bon à te pendre… », rien n’y faisait : je restais un Juif solitaire, un Juif des steppes urbaines… Je suis un Français très sociable, oh ça oui, mais comme Juif … faut pas venir me couiner dans les oreilles !... Le judaïsme, le Crif, c’est pas ma tasse de shnaps !...
Tout allait pour le mieux, donc… Je buvais ma judéité jusqu’à la lie, souriais aux antisémites veules que je croisais au hasard des zincs les soirs de pleine lune, fier et dominateur comme un pinson sur sa branche, quoi…
Puis est survenue la seconde Intifada©… Là, les choses se sont sérieusement compliquées… Finis les jolis cui-cui sous le ciel étoilé : ils s’étaient mis à plusieurs peuples, dont le mien, pour me la scier, la branche, et j’avais rien vu venir !... En plein milieu d’une discussion sur le mérite du cigare cubain comparé au cigare dominicain, il y avait toujours un inconnu pour poser une question perfide sur la politique d’Israël en me suivant du regard comme la Joconde… Une flottille de petits mots lourds de sous-entendus rien que pour moi !... Pas un jaloux maigrichon qui avait peur de rentrer seul, le monsieur, pas un roquet qui vous taquinait les mollets pour la forme, un qui craignait pour sa vie sexuelle, non non… un vicieux, un verbeux, un informé !... Le genre de maniaque qui te fait bouffer le journal chaque fois que tu pointes le bout de ton nez !... « Et quel nez ! », semblait-il dire… Un nez que l’on cherche partout, à la Gogol… Je tombais à chaque fois sur un bourre-pif scrupuleux !... Un qui lâche pas l’affaire !... Un qui décloisonne les pas gentils !... Qui voudrait bien vous mettre un trou béant au milieu de la figure !... Un consciencieux, quoi… Ce qui m’ennuyait vraiment, me posait problème, c’était pas lui, mais la gêne de mes amis, leurs paupières mi-closes, le doigt qui jouait machinalement avec le verre comme d’autres font des ronds dans la purée… leur fraternité en berne. Le nom d’Israël s’était collé au mot Juif, et j’étais emballé dans le tout… J’avais pas vu le temps passer, dites donc, j’en étais encore à la vache et au code barre, moi ! Et au fameux « Iceberg » qui avait coulé le Titanic - trop forts les Juifs !... ( Vous connaissez la blague - ni belge ni persane, même pas juive… )
Israël…
Je ne vais pas vous mentir, je m’en serais passé… Israël, c’est un objet bien trop identifié à vous plomber une soirée, à vous fâcher avec vos meilleurs amis et à vous recroqueviller la libido sous le Panama !... Putain, les amis que j’ai pas eus, les jolies femmes que j’ai laissé filer, les repas mal digérés à cause d’Israël !... Et chuis un modéré à ce qu’il paraît… J’étais même un parfait indifférent au tout début… un diasporiste pure souche… J’ose pas imaginer la vie sociale des transis d’Israël !… Faut être marié ou avoir beaucoup de potes de régiment pour défendre Israël !... Jusqu’alors j’étais plutôt bercé par Kafka qui n’employait jamais le mot Juif dans ses œuvres de fiction - vous noterez -, et néanmoins Juif d’entre tous les Juifs, bien plus grand que Moïse ; j’étais imprégné d’une idée de ma condition d’Etranger ubique et semper , j’étais un Juif comme on n’en fait plus, un de ceux dont on se dit « la vache ( ! ), si c’est pas un génie, c’est un con ! Trop tordu le type !... »… Ce genre de Juif qui n’est jamais autant juif que dans une solitude éclairée, un Juif presque mystique quand ses pas répondent à ses pensées sur les pavés d’une ruelle obscure au cœur de Prague … Je suis sans doute un con, mais j’aimais bien le con que j’étais avant qu’on me parle d’Israël à chaque coin de conversation… J’étais juif. Un con comme on n’en fait plus… Un mythique, un oblique, un universel avec le trousseau de clés à la ceinture pouvant ouvrir toutes les portes… Et singulier en diable, c’est ce que je croyais être !... Un paradoxe avec des couilles enroulées dans un parchemin multimillénaire qui pendaient comme deux hémisphères embrassant le Monde !... C’est ce que je croyais être…
Puis est survenue la seconde Intifada©… qui a fait de moi un Juif parmi tant d’autres. Tout à coup il y avait foule pour sauver Israël !... Il fallait que j’en sois, ou alors j’étais un mauvais Juif, un Juif honteux, qu’ils disaient… A fight writer, qu’il fallait que je devienne… Heiinn ?... Moi ça m’a fait tiquer tout ce chahut pour un confetti perdu sur la carte…
Ouais, c’est sûr, un mauvais Karma se préparait… Merde alors… Ah, si j’avais pu naître Tibétain !... Le sourire aux lèvres et les couilles beaucoup moins lourdes… L’héritage me pesait un peu je dois bien le dire, j’aurais pas dû signer, hein… J’avais trop bu et trop vite… Oh, la gueule de bois !... J’ai ressorti mes disques de Leonard Cohen pour me calmer… Everybody knows…
Là où j’ai encore plus tiqué c’est quand je me suis rendu compte que des petits malins étaient en train de boire mon vin, ils m’avaient piqué mes bouteilles de valeur et avaient changé les étiquettes : bu et biffé d’un trait, j’étais devenu un méchant nazi !... Moi qui n’ai jamais porté que d’élégantes chaussures anglaises ou italiennes, on faisait courir le bruit de mes bottes allemandes !... Heiinn ?...
Pas content, j’étais…
Là, j’ai bien vu que j’étais en train de me métamorphoser… Insensiblement pour commencer… puis très vite j’arrivais plus à bouger, dites donc, sur le dos, comme un cafard maladroit qu’on voulait piétiner - j’étais devenu un Juif du temps présent… « Un sioniste » qu’on me criait !... Moi qui n’ai jamais rangé mes valises ailleurs que devant la porte d’entrée, on me faisait là un bien mauvais procès… Moi, un terrien ?... Allons, vous êtes pas sérieux les gars !... Chuis pas de cette planète, moi !
D’un côté j’étais resté un Juif célébrant son athéisme comme Freud qui voyait en Spinoza un « frère d’incroyance », de l’autre mon double s’était confectionné un costume d’anti-héros pour surfer sur la Toile ( « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » pour les amateurs de Spiderman ) : un « débusqueur » d’anti-Juifs qui cherchait dans les glissements sémantiques des uns la preuve que j’existais, moi, qu’on en voulait aux Juifs, qu’on ne voulait plus des Juifs, ni du souvenir de ma maman rieuse… J’étais perdu au Monde, de toute façon, je vous l’accorde… Ce n’était pas pour moi que je m’inquiétais, hein… J’entends au loin la philosophe aux plumes d’ange murmurer dans un sourire bienveillant, assise poliment sur sa chaise, de l’autre côté de la salle des Juifs Anonymes, que « celui qui est perdu au Monde veut gagner son propre monde » et qu’« il faut encore porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante »… « Du Friedrich pur sucre, et qui fait pas grossir », comme je lui ai soufflé à la fin de la réunion, « merci pour tant d’indulgence »… En réponse à ses premiers guillemets, je lui répondrais qu’elle n’a pas tort, et qu’être juif c’est plus séduisant que de défendre l’avoir juif, être tout simplement, mais que voilà… Il y avait ma maman, il y avait Judith, et Sam, et Franz, et Clara et Primo… et que j’ai beau me foutre d’Israël comme de ma première absinthe pragoise, on n’a pas le droit de piétiner à ma place ce merveilleux raisin, salir dans des amalgames douteux ceux qui me tiennent encore en vie… eux, bien trop morts pour en rire.
En conclusion, et parce qu’il faut que je cède la parole aux autres : je suis juif, j’ai jamais trop su comment c’était arrivé, je vous demande pas le grand pardon mais si vous pouviez arrêter de me parler d’Israël quand je cause cigare… hein… ça serait sympa…
David
http://allezjacteralest.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/09/14/david-etr...