Le combat quotidien des mères célibataires
Condamnées par la loi, exclues de tous les dispositifs d'aides de l'Etat, les mères célibataires, qui seraient plus de 200 000, s'organisent pour vivre et éduquer leurs enfants. Reportage dans un foyer à Casablanca.
Nous sommes administrativement à Casablanca, mais très loin du centre-ville. Pour y aller, il faut prendre un grand taxi jusqu’à Hay Hassani. Puis marcher un bon kilomètre... Dans ce quartier, pas loin de l’association Insaf (l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse) et son centre d’hébergement des mères célibataires, des mères seules cohabitent dans des maisons. Là, on retrouve Maria, Loubna, Houda, Kenza et Lakbira, flanquées de leurs enfants, tous âgés de moins de 3 ans. Elles se partagent le rez-de-chaussée de ce petit immeuble à un seul étage. Elles travaillent la journée et rejoignent leurs enfants le soir.
C’est la propriétaire de la maison qui s’improvise baby-sitter pendant la journée. Elle fait payer à ces femmes 300 dirhams [27 euros] par mois pour garder les enfants. A cela s’ajoute le loyer, qui est le même pour chacune. Les mères et leurs enfants, une dizaine à peu près, partagent deux chambres, une cuisine et une salle de bains. Maria, Loubna, Houda, Kenza et Lakbira viennent de différentes villes du pays, n’ont pas la même histoire, mais partagent le même statut, celui de mère célibataire. Elles n’ont qu’un désir, c’est de parvenir à élever dignement leurs bébés.
"J’ai commis une faute au regard de la société. Je suis prête à en payer le prix, mais mon bébé a bien le droit à une vie digne", lance Maria, 24 ans, originaire de Taounate [nord du pays]. Le père de son fils Mohamed, aujourd’hui âgé de 15 mois, refuse de reconnaître sa paternité. Quant à elle, elle travaille comme femme de ménage dans un café du centre-ville et gagne 150 dirhams [13 euros] par semaine. Juste de quoi payer le loyer et la mourabbiya (la nounou). Quand elle a dit à sa sœur qu’elle était enceinte, celle-ci lui a tout simplement répondu qu'elle devait donner le bébé si elle voulait que sa relation avec sa famille redevienne normale. C’est une assistante sociale de l’Insaf qui l’a convaincue de le garder. "Aujourd’hui, mes parents ne veulent plus entendre parler de moi. Mais moi, je vais me battre pour mon petit", raconte-t-elle, le regard étincelant.
Loubna, elle, vient du sud du pays. Elle s’est éprise d’un jeune Casablancais alors qu’elle était étudiante en troisième année de médecine. Elle a dû faire face à une grossesse non désirée et au refus de son partenaire de prendre ses responsabilités. Alors que ses parents croient qu’elle travaille dans une entreprise de textile de Casablanca, Loubna ne fait que se débrouiller en tant que femme de ménage chez un couple français. Une aubaine puisque ce couple d’expatriés la paie 1 500 dirhams [134 euros] par mois. Pour faire bonne figure auprès de ses parents, qui vivent à Errachidia, elle leur envoie la moitié de cette somme. Le reste lui permet à peine de survivre avec Rim, sa petite fille de 18 mois. ''Je ne peux pas leur dire que j’ai commis l’irréparable'', s’étrangle-t-elle, les larmes aux yeux. Devant le refus du père de reconnaître l’enfant, Loubna a inscrit Rim en choisissant un nom dans la liste de noms de famille mis à la disposition par l’état civil marocain. Le prénom théorique du père doit impérativement être choisi parmi ceux qui correspondent aux 99 noms d’Allah.
Loubna aurait bien aimé terminer ses études, mais elle est aujourd’hui convaincue que cette grossesse a mis fin à ses rêves de devenir médecin. Et elle est loin d’être la seule. "Au niveau de la prise en charge par les associations, l’évolution des profils nécessite une orientation nouvelle. Les programmes étaient adaptés aux filles mères analphabètes ou scolarisées, qui avaient besoin d’une prise en charge simple... Mais les nouveaux profils des filles mères, lettrées, diplômées ou en cours de scolarité universitaire, nécessite une prise en charge différente", explique  Soumaya Naamane Guessous dans l’avant-propos de son livre Grossesses de la honte, qu’elle a coécrit avec Chakib Guessous.
Sid El Khadir n’est pas le seul lieu où se trouvent des mères célibataires. D’autres quartiers de Casablanca sont devenus avec le temps des refuges. L'ancienne médina, le bidonville de Derb Ghallef, Lissasfa, les mères célibataires vivent dans des conditions aussi précaires que les quartiers où elles résident. Mères sans avoir été mariées, elles n’ont pas de statut, elles vivent dans ces quartiers où l’habitat insalubre est généralisé. Elles doivent également faire face au regard inquisiteur des voisins et à l’exploitation par des employeurs véreux. Si des femmes plus nanties parviennent à interrompre leur grossesse dans des cliniques privées, dans l’illégalité bien sûr, les plus pauvres n’ont pas cette possibilité, par ailleurs coûteuse. Rejetées par leurs familles, abandonnées par les pères biologiques, ces femmes se retrouvent à la rue. Une part infime est prise en charge par la société civile (Insaf a une capacité de 21 lits) ou par le Samu social.
"La légalisation de l’avortement est prioritaire pour trouver une solution à ce phénomène qui concerne les mères, mais également des enfants innocents. Dans un premier stade, il faut permettre aux femmes victimes de viol ou d’inceste d’interrompre la grossesse", explique Saïda Bajjou, militante associative. L’exclusion continue à l’hôpital. Après l'accouchement, la majorité des hôpitaux, à Casablanca comme dans le reste du pays, fait appel à la police pour enquêter, en application de la disposition de l’article 490 du code pénal, qui punit les rapports sexuels hors mariage. "Les mères célibataires sont humiliées par les agents de police, parfois même par le personnel hospitalier. Il y a des cas de femmes qui ont fui l’hôpital et ont laissé leurs bébés à la maternité parce qu’elles avaient peur de la police", atteste Mme Bajjou.
Le rejet des mères célibataires se poursuit à l’administration de l’état civil, qui refuse parfois d’inscrire leurs enfants. Les militants associatifs et les féministes se demandent également pourquoi les mères célibataires et leurs enfants ne bénéficient d’aucune aide matérielle de l’Etat notamment via le Fonds de solidarité familiale...Pourtant, selon les chiffres de 2011, le Maroc compte 220 000 mères célibataires. Elles ont donné naissance à 500 000 enfants entre 2003 et 2010 selon les résultats d’une enquête de l’Insaf, rendue publique début 2011. A Casablanca seulement, chaque année 5 000 enfants sont nés hors mariage. Ils alimentent le cortège toujours plus étoffé d’enfants des rues. Une bombe à retardement qui risque de faire des dégâts dans les années à venir si l’Etat ne prend pas ses responsabilités.