LA RENTREE
Tous les souvenirs d'enfant se ressemblent et pourtant chacun est personnel. J'ai beau vous entendre raconter vos aventures et m'apercevoir qu'effectivement elles ont un air de famille, les nôtre étaient uniques au monde, comme la rose du Petit Prince, parce qu'il s'agissait de nous. La réalité se transforme peu à peu en souvenirs et chaque jour qui passe les rend plus vivaces et plus purs.
À cinq heures du matin, il s'était levé dans l'excitation de cette première journée pour «La grande école». Il se lava la figure tant bien que mal, mit un peu d'eau sur ses cheveux de devant et, l'eau dégoulinant encore sur son visage, il s'était habillé : chemise blanche à manches courtes, short gris à bretelles et par-dessus, un tablier bleu et blanc à carreaux avec une lisière rouge qui fermait sur le coté.Il réveilla doucement puis avec insistance sa mère qui se leva de bonne grâce, ne voulant pas gâcher par une remontrance quelconque cette journée vraiment très spéciale pour l'enfant.
Elle lui fit refaire sa toilette, rajusta ses vêtements attachés à la diable et lui prépara un bon déjeuner qu'il avala a la hâte.
-Prends ton temps, mon chéri, dit-elle, l'école commence à huit heures et demie.
Il ne voulut rien entendre ; elle enfila un long peignoir fleuri, mit un ruban sur ses cheveux frisés et l'établissement ne se trouvant qu'à cinq cent mètres, elle accompagna l'enfant à pied.
Sur l'avenue qui menait à l'école, les arbres étaient toujours verts et les bougainvilliers fleurissaient encore malgré les premiers frissonnements de ce début du mois d'octobre.L'aube se levait a peine et, dans cette rue de Casablanca, d'ordinaire si vive et si animée, un silence étrange régnait.
L'épicier du coin n'allait cependant pas tarder à faire grincer dans un bruit de tôle son rideau, et la rue allait retrouver son visage de tous les jours et ses bruits quotidiens.
Le marchand de poissons d'abord : Colin, sole, merlaaan, le dernier mot n'en finissait pas de finir. Le remmouleur et son sifflet, sa musique particulière est tellement jolie ! Les marchands de légumes, de fruits, pittoresques et sympathiques. On racontait en riant que son ane pouvait parler, mais avait peur de le faire devant son maître, de crainte de devoir répéter sa vie durant : Ha remla, Ha remla.
L'enfant connaissait bien sa rue. Pendant toutes ses jeunes années, il avait vu le va et vient des uns et des autres, et sa mère l'avait souvent pris dans ses bras pour un petit marche comme elle disait.
La rue appartenait aux femmes pendant la journée. Elles se rencontraient autour de tous ces vendeurs ambulants et tout en marchandant échangeaient les dernières informations, lançaient les prémices d'un cancan et amplifiaient, reprenaient une rumeur ou s'indignaient des mini scandales qui sont le propre de toute communauté.
Entre midi et deux heures, cependant, les maris et quelques-uns des enfants venaient prendre le déjeuner. La rue prenait alors un autre visage.
Monsieur Amzallag, avec son béret sur le coté. Il racontait qu'avec le patron qu'il avait, c'est tout ce qu'il avait réussi à mettre de coté. Dans chaque bras il portait un paquet de fruits. L'enfant ne se souvenait pas de l'avoir vu différemment leur vie commune durant.Les voisins échangeaient leurs plats favoris, des cris fusaient de toutes parts.Le marchand de journaux passait à toute vitesse à bicyclette «Vigie, vigie».Vers une heure trente, les hommes repartaient vers leur travail en s'arrêtant toutefois a la terrasse de leur café favori pour une rapide partie de cartes, qui n'en finissait pas et un café-verre. Les enfants reprenaient le chemin de l'école.Alors la rue se calmait … pour quelques heures.
Pendant ce temps, l'enfant était à l'école. Sa première journée se passe bien. La maîtresse était gentille et sympathique. Elle racontait de jolies histoires et pour cette première rencontre donnait surtout des recommandations :Les livres qu'ils devaient apporter, une ardoise, de la craie, une éponge, un plumier, un cahier avec des interlignes, des plumes sergent-major pour les pleins et les déliés.
La cloche sonna pour la recréation et l'enfant rencontra ses premiers camarades. La cour était immense ; il y avait des arbres partout, le tronc peint en blanc. Près du pro, qui servait de salle de gymnastique, de théâtre, de salle de punition et que sais-je encore, se trouvait la fontaine où s'échangeaient les petits secrets.
L'école des garçons était mitoyenne avec celle des filles et l'on pouvait entendre leurs rires et leurs cris stridents pendant qu'elles jouaient à la marelle, à la corde, à la ronde.Pendant ce temps, les maîtres se promenaient par deux ou par groupe les mains derrière le dos, l'un d'eux sifflant de temps en temps un enfant particulièrement turbulent.
Bien que déchaînés, les élèves craignaient leurs maîtres et les regardaient avec respect.Au fond de la cour, «les grands» étudiaient et les enfants qui les voyaient de loin attendaient avec impatience le jour où ils pourraient en être la. De leur cote, les grands enviaient leur cadets et regrettaient, eux aussi, de ne pouvoir jouer comme leurs petits camarades.
L'enfant écarquillait les yeux, émerveillé. Il acheta un pain au chocolat qu'il dévora a belles dents. Puis se mit à courir avec les autres. Des clans se formaient, se défaisaient, se refaisaient rapidement.La cloche sonna de nouveau, les rangs se formèrent devant les classes et quelques minutes plus tard, la cour retrouvait un silence relatif, trouble seulement par les oiseaux qui venaient picorer le reste des croissants des élèves.
Madame Bencheton, c'était le nom de l'institutrice, remarqua le petit visage vif et sympathique de l'enfant et le fit venir au tableau.
-Comment t'appelles-tu ?
L'enfant dit son nom d'une voix claire, mais son cœur battait fort.
Il était intimidé par toute la classe qui le regardait et par la maîtresse qui lui demanda d'une voix douce :
-Connais-tu un poème, une chanson, une petite histoire que tu aimerais nous raconter ?
-Oui Madame, dit l'enfant, un poème, et sans se tromper une seule fois, il dit le petit quatrain d'une voix sure qui le surprit lui-même quand il se rassit plus tard.
L'institutrice le prit dans ses bras et le serra fort, l'embrassa avec un grand rire, lui dit : «Bravo, c'est bien mon petit» et lui remit un bonbon et un bon point.L'enfant retourna joyeux à sa place. La classe terminée, l'enfant résista pour ne pas croquer le bonbon ; même quand son frère vint le chercher, il ne parla pas. Malgré son excitation du bon point et surtout du bonbon, il réservait la bonne nouvelle pour sa mère.
Ils retournèrent par le petit jardin du boulevard d'Anfa la ou les amoureux se retrouvaient le soir, arrivèrent au boulevard Gouraud et retournèrent enfin rue Lusitania qui retentissait déjà des cris d'enfants.
Cette rue Lusitania ainsi que la place de Verdun, la rue Mouret, la rue Voltaire, la rue Jean-Jacques Rousseau étaient des satellites ou plutôt des confluents qui se jetaient tous dans la rue Lacepède qui était connue dans tout Casablanca.Tous les jeux s'y pratiquaient. À l'époque dont je vous parle, l'enfant était tout jeune et ne voyait que les joueurs de billes, les collectionneurs de noyaux d'abricots, les batailles sans pitié de toupies. Le gagnant avait le droit, avec la pointe de sa toupie, à autant de coups qu'il avait pu tenir de secondes la sienne pendant qu'elle tournait dans sa main. Le kiné, une sorte de base-ball qui se jouait avec des morceaux de bois, Zorro, sans déguisements mais avec des mouchoirs, le sort déterminant les Bons et les Méchants.
Les grands jouaient de la guitare, chantaient en chœur, près de leur moto qui définissait leur statut dans les groupes. Qui n'a entendu parler de «Cow-boy», de «poupée Benouaich», «bébé Laredo» James, Dédé dit l'oiseau, Jacques De Gouveia dit Jouiqui le pâtissier, Maurice le pigeon, Charles Tolédano. Le quartier pullulait de fortes personnalités et de fortes têtes qui ont marque leurs camarades et le quartier de façon définitive. Que sont-ils devenus?
Yaacob le marchand de gâteaux représentait un pôle d'attraction important de la rue. On trouvait chez lui les meilleurs nougats, le meilleur gâteau aux amandes de toute la ville et... du crédit!Près de lui, un mercier peu sympathique s'était installé. Il vendait boutons douteux, fils, dés à coudre, élastique. Son affaire ne marchait pas. Voyant le commerce florissant de son voisin, il revint un matin en marchand de gâteau à la grande colère et au grand dam de Yaacob. Les prix se mirent à dégringoler de façon vertigineuse. C'est à cette époque que le jeune garçon comprit les bienfaits et les avantages de la concurrence et de la libre entreprise pour le consommateur.
L'enfant revint donc tout excité de sa première journée d'école, le bon point dans la poche, le bonbon dans l'autre, serrant son cartable vide contre sa poitrine.
Arrivé près de la maison, il se mit à courir, grimpa les escaliers à toute vitesse et frappa frénétiquement à la porte qui s'ouvrit presque instantanément
-Maman, Maman, regarde, regarde ! dit-il.
Ses joues étaient rouges de joie, ses yeux brillaient, il brandit le bon point et le bonbon triomphalement. Sa mère le félicita chaudement. L'enfant eut enfin le loisir de croquer son bonbon.Cet enfant qui évoque ces souvenirs avec tant d'émotion et de nostalgie, cet enfant c'était moi et c'est toujours moi.
Extrait du livre "Le gout des confitures"
par Bob Oré Abitbol