Pour ne pas laisser à Marine Le Pen le bénéfice de sa victoire
Par Bernard-Henri Lévy
À l’heure – dimanche, dans la nuit– où je rédige ce Bloc-Notes, c’est le Front national qui fait figure de grand gagnant de ce premier tour de la présidentielle. Il l’emporte politiquement puisqu’il reprend, et au-delà, les électeurs que lui avait « siphonnés » Sarkozy en 2007. Il l’emporte historiquement en gagnant ce fameux pari de la « dédiabolisation » qui devait le sortir du ghetto où la droite extrême était tenue depuis soixante ans. Marine Le Pen, au passage, l’emporte sur son diplodocus de père dont elle pulvérise le record de 2002 et qu’elle relègue, ce faisant, dans la préhistoire de son propre triomphe. Elle ridiculise, enfin, la France en montrant qu’un électeur sur cinq se reconnaît dans un programme débile, porté par un parti fétide et incarné par une candidate dont l’entourage reste, souvent, constitué des mêmes anciens de la droite radicale, du GUD, de tels groupuscules négationnistes ou de telles bandes à Gollnisch ou à Mégret.
« L’Histoire dira à qui revient la responsabilité de ce désastre, de cette honte »
Elle fera le compte des irresponsabilités d’une droite qui a laissé s’effriter, quand ce n’est pas s’effondrer, la barrière d’espèce qui la séparait de l’extrême droite (la « stratégie Buisson ») ; d’une gauche dont l’aile ultra a (n’en déplaise à Mélenchon) plus alimenté qu’enrayé, par ses outrances et son populisme, cette spirale du pire ; de nous tous, simples électeurs, qui, à force de confondre la Politique et le Spectacle, l’élection présidentielle et « Star Academy », l’arbitrage du vrai et du faux avec une performance où l’enjeu n’est plus de penser juste mais d’être « bon », de marquer des « points » ou de « monter dans les sondages », finissons par ne plus bien distinguer entre ce qui relève du débat nécessaire et ce qui en brise les tabous constitutifs.
Pour l’heure, il faut se rendre à l’évidence.
Une force est née dont l’ambition est de casser la « droite d’en haut » et de disputer à la « gauche des élites » le « peuple des ouvriers, des paysans, des petits fonctionnaires ».
Un ton est apparu qui, sans même parler de la xénophobie, du racisme, de l’antisémitisme, qui s’exhalent sitôt que ces gens se lâchent, est fait d’une vulgarité, d’une haine, d’une violence sociale et rhétorique qui, si on ne les stoppe pas, détruiront, de proche en proche, l’entièreté de l’espace public.
Et le fait est que les partis traditionnels semblaient, ce dimanche, à mille lieues de voir le danger mortel, pour eux et pour nous tous, que représente cette émergence.
Ainsi ces ténors de l’UMP se précipitant, dès 20 heures, pour rappeler aux électeurs du FN que Mme Le Pen n’est pas « propriétaire de leurs voix ».
Ainsi ces socialistes renchérissant que ces femmes et hommes votant, en connaissance de cause, pour une candidate conseillée – et pas seulement quand elle va valser à Vienne ! – par des quasi-nazis sont « des Français comme les autres » que seul le « malaise » social « aveugle ».
Et personne, à la notable exception de François Bayrou, pour appeler un chat un chat et voir dans ces 18 % un danger pour la République.
On se souvient de Pierre Mendès France ayant, en 1954, lors de son investiture, le courage de dire aux communistes tentés de le soutenir qu’il ne voulait pas de leurs suffrages.
Cette position est intenable, naturellement, dans le cadre d’une élection présidentielle au suffrage universel direct.
Mais on rêve de candidats qui, dans le corps à corps qui s’annonce, nous épargneraient au moins le spectacle de cette indécente pêche aux voix.
On rêve d’un duel à la loyale où chacun bataillerait dur, à partir de son socle de valeurs et de son projet de société, mais sans rivaliser, pour autant, d’astuce pour mieux prendre sa part du magot électoral lepéniste.
On rêve, autrement dit, d’une « antidrague » qui, loin de la sotte théorie que l’on sent revenir au triple galop sur les « mauvaises réponses » apportées par le FN à de « bonnes questions », ferait dire à celles et ceux qui ont, en conscience, donné leur voix à la candidate d’un parti justement pas comme les autres : « il n’y aura pas de réponse à la question que vous posez tant qu’elle sera noyée dans la phraséologie extrémiste dudit parti ».
Non pas, bien sûr : « ne venez pas » ; mais : « vous n’êtes pas les bienvenus ».
Non pas : « vous qui avez voté Le Pen au premier tour, restez chez vous, abstenez-vous, votez blanc, au second tour » ; mais : « venez si vous voulez – sauf que vous ne trouverez rien, dans mon discours, qui sera une concession à la secte d’où vous arrivez et où le summum du débat semble opposer (cf. le désormais indispensable « Marine Le Pen démasquée», de Caroline Fourest et Fiammetta Venner) les dénonciateurs de “l’islamisation” de la France et ceux de sa “sionisation” ».
Ce pacte, explicite ou implicite, serait la solution de la décence et de la dignité.
Et ce serait la seule façon, pour Hollande et Sarkozy, de conjurer les périls immédiats (combien de triangulaires, si on cède, dans les législatives qui arrivent ?) et plus lointains (une corruption de l’esprit public sans précédent depuis les années 30…).
Il faut tout faire – et c’est possible – pour que Marine Le Pen ne soit pas l’arbitre du second tour.