Démocratie de la charia ?
Peut-on encore parler de printemps arabe ? D’insurrection populaire triomphante cueillant aujourd’hui les fruits des sacrifices passés ? Peut-on, sans se dédire, exprimer la crainte que la révolte ait pu se fourvoyer, se perdre, dans les conflits d’intérêts, dans les divisions et règlements de comptes ?
Des mois, de longs mois plus tard, où en est-on de cette formidable vague qui a balayé les potentats, terrassé l’hydre à multiples visages et balisé le chemin supposé mener à des lendemains qui chantent ?
De la Libye au Yémen, de la Tunisie à l’Égypte, le doute s’est installé et les forces qui ont initié le mouvement de changement se posent, toutes, la même question : « Qu’est-ce qui s’est donc passé pour que la victoire, si chère payée, ait pu nous être volée ? »
Dans les deux premiers pays, la révolte a été en quelque sorte le détonateur qui a réveillé ou attisé les tendances sécessionnistes longtemps contenues par des pouvoirs autoritaires : antagonismes historiques entre ethnies et tribus rivales en Libye, confortés et délimités par des fractures géographiques ; cassures tout aussi historiques entre le nord et le sud du Yémen qui, ne l’oublions pas, constituaient deux entités séparées dans un passé pas si lointain.
Et, dans la situation de chaos créé par l’affaiblissement, puis la chute des régimes honnis, les factions islamistes, dont el-Qaëda, ont ainsi trouvé un terrain fertile à leurs activités, ajoutant à la complexité politique un facteur religieux éminemment explosif...
C’est précisément ce facteur qui a modifié la donne de départ en Tunisie, après la chute de Ben Ali, et privé les vrais tombeurs de Moubarak en Égypte d’une victoire qu’ils pressentaient comme le prélude à l’instauration d’un État civil, d’une société réconciliée avec elle-même...
Et pourtant, c’est par les urnes que les islamistes ont réussi à investir les Parlements en Tunisie et en Égypte, c’est en toute liberté que les Tunisiens ont propulsé le parti Ennahda au pouvoir et que les Égyptiens ont plébiscité les Frères musulmans et les salafistes.
Démocratie ? Sans nul doute puisque la vox populi a tranché. Mais qu’en sera-t-il si, demain, les voix qui s’étaient élevées au sein d’Ennahda pour réclamer l’instauration de la charia revenaient à la charge et réussissaient à mobiliser les islamistes tunisiens ? Qu’en sera-t-il, aussi, si les Frères musulmans parviennent à s’approprier la présidence égyptienne, leur candidat déclaré, Mohammad Morsi, clamant à chaque meeting que « le Coran est notre Constitution et la charia notre guide » ?
Pourrait-on alors parler d’un aboutissement du processus démocratique ou, au contraire, ce serait, là, une dérive mortelle pour le courant réformiste, des théocraties, naturellement rigides, similaires à celles qui trônent en Iran et en Arabie saoudite, succédant, sans coup férir, aux autocraties décapitées ? D’une dictature à l’autre, la démocratie se diluerait, alors, à coups de fatwas, dans le carcan d’une religion prise en otage par ses zélotes...
Le printemps arabe sera-t-il sauvé en Syrie, là où la dictature se bat encore bec et ongles pour préserver ses acquis, pour perpétuer une aberration criminelle qui a déjà coûté la vie à onze mille personnes ? La révolte syrienne balayera-t-elle les inquiétudes nées de l’islamisme rampant, d’une Qaëda tentaculaire qui a ensanglanté l’Irak et qui tente de placer ses pions sur les rives du Barada ? Une intrusion qui se fait pour le plus grand bénéfice du pouvoir exécré, probablement complice, qui voit, là, l’occasion ultime de se recréer une virginité laïque face à l’épouvantail islamiste.
Des interrogations, des inquiétudes mais une certitude : quels que soient les aléas, les rebondissements, les inévitables divisions, trop de sang a été versé pour que Bachar el-Assad puisse y survivre. L’heure venue, c’est à la rébellion, à la société civile qui la nourrit, de prouver que tout est encore possible et que le printemps n’annonce pas nécessairement l’automne de tous les gâchis...
Nagib Aoun