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Vichy et la Shoah - enquête sur le paradoxe français, par Alain Michel

 

 

En publiant cette enquête de plus de quatre cents pages, l'historien israélien Alain Michel a pris d'énormes risques. On ne part pas sans danger contre la doxa dans un domaine aussi sensible que celui de l'attitude du gouvernement de Vichy à l'égard des Juifs et d'une manière générale la tragédie de la Shoah.

 

 

La doxa, c'est, par exemple, la vision jusqu'ici incontestée de Robert Paxton (La France de Vichy, 1940-1944) ou encore celle de Michaël Marrus (Vichy et les Juifs) et de Serge Klarsfeld.

 

Non sans un certain culot, un courage insensé même, Alain Michel propose aux lecteurs « d'abandonner une vision officielle et de se conformer aux faits et aux questions réelles, d'arrêter de se contenter d'un discours rassurant, mais qui occulte les vraies questions ». Et il assène : « L'histoire de la Shoah n'est pas achevée. Le travail incessant de compréhension historique se précise et se révise grâce à de nouvelles archives ouvrant de nouvelles perspectives ». Pour appuyer encore plus cette thèse, il nous rappelle opportunément l'histoire incroyable de la pierre de Bat Creek. Dans les années 1880, des fouilles effectuées dans le Tennessee aux États-Unis permettent de mettre à jour des tombes précolombiennes datées, grâce au carbone 14, de la première moitié du premier millénaire de notre ère. Une inscription trouvée sur une pierre est, après des recherches, interprétée comme représentant des caractères cherokees. Telle fut, pendant des années, la doxa. Jusqu'au jour où, dans les années soixante, le professeur Cyrus Gordon, après avoir examiné le texte, proposa de le lire de la droite vers la gauche. Dans ce sens, on voit apparaître, en proto-hébraïque, l'expression : « Pour les Juifs ».

 

Pour revenir au sujet qui nous intéresse, Alain Michel se penche souvent sur des chiffres. L'historiographie du camp de Majdanek près de Lublin, est, dit-il, un bon exemple. « Dans les années quatre-vingt, le nombre total de prisonniers passés par ce camp était à au moins 250 000 parmi lesquels 80 000 Juifs. On estimait même que plus de 300 000 personnes y avaient été assassinées. Plus de vingt ans plus tard, le bilan officiel, scientifique, s'établit à 78 000 victimes, dont 59 000 Juifs... »

 

Quant à Auschwitz, « le nombre des victimes a été revu à la baisse dès les années quatre-vingt ».

 

L'essentiel de l'ouvrage, cependant, ne tient pas à une querelle de chiffres. Sa thèse centrale est que si le régime de Vichy, incontestablement raciste et xénophobe, est condamnable sur le plan éthique, il n'empêche que Pétain, Laval, Bousquet et les autres ont, en choisissant de sacrifier les Juifs étrangers ou apatrides, permis, d'une certaine façon, de sauver bon nombre de Juifs français. Est-ce une circonstance atténuante ? L'auteur se garde bien de porter un jugement de valeur sur ce point.

 

En fin d'ouvrage, Alain Michel propose une étude sociologique intéressante sur les Justes.

 

Des graphiques, des tableaux chiffrés, des camemberts et des histogrammes illustrent l'ouvrage lui donnant un aspect quelque peu statistique.

 

Originaire de Tunisie, je me permettrais de relever une erreur dans cette étude. On peut y lire : « Il n'y a pas eu de déportations depuis l'Afrique du Nord, mais un nombre non négligeable de Juifs originaires de cette région, surtout d'Algérie, habitaient en France en 1940, et certains d'entre eux ont été arrêtés et déportés ». C'est faux ! La Tunisie a vécu six mois sous la botte et, bien que la déportation de personnes fut difficile, car elle nécessitait des transports maritimes ou aériens, on compte un certain nombre de déportés à partir de la Tunisie , tels les trois membres de la famille Scemla, Joseph, Jean et Gilbert, arrêtés par les Allemands le 10 mars 1943, déportés et assassinés à Halle en 1944 (2). Ou encore Élie Ankri, arrêté à Bizerte, déporté à Oranienbourg où il est mort, le docteur Joseph Dana lui aussi déporté à Oranienbourg qui décédera peu après la libération de ce camp, Édouard Dana, arrêté par les SOL ( Service d'Ordre de la Légion) à Tunis en 1942, déporté à Auschwitz puis transféré à Varsovie où il a été fusillé le 15 décembre 1943 et l'interprète Rousseau, alias Erwin Walter Rüheman, Juif allemand réfugié en Tunisie qui fut déporté à Auschwitz. Et d'autres encore. Certains, comme Émile Ankry, sont revenus des camps de la mort.

 

Au cimetière juif du Borgel à Tunis un monument à la mémoire des déportés de Tunisie et des morts au champ d'honneur a d'ailleurs été inauguré en avril 1948 par le Grand Rabbin Isaïe Schwartz.

 

Dans la préface de l'ouvrage qu'il signe, le président du CRIF, Richard Prasquier reconnaît qu'il a été surpris par la teneur du livre, mais qu'il a accepté, convaincu que la connaissance historique progresse par des remises en causes de paradigmes, de le présenter. Et de conclure : « En tout cas, il nous oblige à une enrichissante réflexion ».

 

Un livre qui se veut objectif et qu'il convient de lire avec minutie pour se faire une opinion.

 

Jean-Pierre Allali

 

(1) Éditions CLD. Préface de Richard Prasquier. Mars 2012. 408 pages. 25 euros

(2) Lire le témoignage de Frédéric Gasquet, fils de Gilbert Scemla : « La lettre de mon père. Une famille de Tunis dans l'enfer nazi ». Éditions Le Félin, 2006.

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