Juifs marocains à Montréal Témoignages d’une immigration moderne : Marie Berdugo-Cohen, Yolande Cohen et Joseph Lévy
En moins de trente ans, la communauté juive la plus nombreuse du Maghreb s'est disloquée à la suite de l'émigration de la presque totalité de ses membres. Le départ de ces trois cent mille personnes du Maroc est d'autant plus frappant qu'aucune répression ouverte ne les a obligées à partir.
Peut-on alors donner un sens à un exode aussi massif ? Le parti pris de cet ouvrage est de souligner la diversité des options que ces individus ont mises en balance avant d'émigrer. En abordant l'étude d'une partie de cette communauté qui est venue s'installer à Montréal, on mettra en relief les facteurs endogènes et exogènes de cette émigration. Ces témoignages, qui illustrent des choix douloureux, donnent leur ancrage individuel au cheminement de chacun ; ils montrent bien sur quelles aspirations cet exil s'est construit. Nous avons voulu insérer cette vision forcément personnelle et restreinte de l'histoire dans un contexte plus global qui permettra de mieux situer les divers itinéraires.
Le choix de l'émigration relève de motivations complexes et peu quantifiables. Dans le cas des juifs, minorité religieuse souvent contrainte à trouver de nouveaux refuges, l'exil est entendu comme une seconde nature, qu'on déplore mais qu'il faut néanmoins constater. Pourquoi chercher ailleurs le sens d'un départ qui semble être inscrit dans une séquence donnée d'avance ? C'est qu'à ce statut d'éternel réfugié, de juif errant, l'histoire des juifs en terre d’Islam oppose une réalité plus continue, une implantation plus tenace. Mille ans de vie juive au Maroc ne peuvent être réduits à une péripétie dans une longue suite d'exils. Elle constitue un enracinement, une identité, une histoire particulière. Pourtant, c'est une rupture brutale qu'il s'agira d'analyser. Car de la compréhension de cette séquence dépend la possibilité de dénouer quelques-unes des tensions qui traversent la communauté juive du Maroc.
L'émigration qui marque la fin de l'existence d'une communauté juive au Maroc renvoie à un autre niveau au problème de l'identité de ce groupe en diaspora. Ayant, au cours des siècles de coexistence plus ou moins agitée avec les arabes, conservé les traditions ancestrales, comment les juifs marocains les aménagent-ils pour entrer dans le siècle ?
Marie Berdugo-Cohen, (et al.) Juifs marocains à Montréal (1987) 10
Comme c'est le cas souvent pour l'émigration en cette fin de XXe siècle, l'adaptation au pays d'accueil coïncide avec l'adoption de nouvelles expressions de l'identité. Pour les juifs marocains, la forme traditionnelle de l'identité, liée aux écritures rabbiniques et à la communauté, se trouve largement entamée par la colonisation française. Elle coexistera de façon d'abord prépondérante, puis plus discrète, avec l'inscription laïque de l'identité dont Israël, le sionisme et la famille seront les vecteurs. Un tel transfert d'influence signifie des remaniements majeurs dans une communauté. De manière assez semblable à certains autres groupes touchés par de telles transformations, la communauté juive du Maroc réagit assez logiquement : ne pouvant exercer de pouvoir séculier dans un système politique et social traditionnel, elle « choisit » de partir.
C'est notre deuxième hypothèse : les transformations sociales et politiques contribuent à modifier sensiblement la formulation de l'identité de ce groupe qui ne sent plus la nécessité de la protection marocaine pour s'affirmer. Il peut alors envisager le départ comme une étape dans son affranchissement, un pas dans la conquête d'une nouvelle expression de soi. On verra dans les pages qui suivent comment ces lignes de force traversent les comportements collectifs, pondérées à chaque fois par des pratiques contradictoires, des ambitions utopiques, des nécessités impérieuses.
Reste à savoir pourquoi Montréal, pourquoi le Canada ? Contrairement aux autres destinations qui correspondent à des attractions compréhensibles – Israël est le référent religieux, la France le référent culturel surimposé par la colonisation –, le départ pour le Canada arrive tardivement, alors que la majorité des juifs sont déjà partis du Maroc. Ce choix s'impose en quelque sorte comme une solution de rechange aux deux autres destinations – dont la rumeur rapporte qu'elles sont difficiles. Le Canada au contraire apparaît auréolé du mythe de l'Amérique, de la liberté et de l'argent.
Pour cette moyenne bourgeoisie des villes, rebutée par les perspectives d'une insertion peu valorisante en Israël et trop niveleuse en France, le Canada s'impose d'autant mieux qu'elle en ignore les réalités. Chérissant l'espoir de monnayer à la hausse une culture française dûment adoptée, ces familles des grandes villes du Maroc décident de partir voir ce qui s'y passe. Éclaireurs et pionniers, ces groupes ouvrent la voie à de nombreux groupes qui, au plus dur des événements de 1965-1967 au Maroc, les rejoignent parce que le Canada, c'est encore le plus sûr des refuges.
Mais les problèmes ne font alors que commencer. À travers le prisme des trajectoires individuelles se lisent les ambivalences qui accompagnent le déracinement. Nous avons choisi d'illustrer ces problèmes en exposant l'imaginaire et la réflexion intime que des individus bien ordinaires se font de
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leur existence 1. Tout en évitant soigneusement de généraliser à partir de vignettes profondément ancrées dans l'histoire individuelle, on peut tirer quelque instruction à s'y confronter 2. Acteurs forcés à une certaine distance par l'observation, nous proposerons quant à nous une lecture de ces récits. Il va sans dire que les conclusions qu'elle nous inspire ne doivent pas être imputées aux informateurs qui ont bien voulu s'ouvrir à nous, mais plutôt à notre propre vision des choses. Quant aux six récits de vie présentés ici, ils traduisent la logique d'individus qui, pris au miroir de leur propre aventure, ont