Sur les traces de Kaddour Benghabrit, un journaliste mène l'enquête sur les Arabes qui ont sauvé des Juifs
Le livre de Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro littéraire, tombe en plein marasme nauséabond autour des relations entre juifs et musulmans. Et il tombe bien, pour redonner, enfin, de l'humanité à cette histoire. Quête personnelle et investigation journalistique, Aïssaoui est parti d'une intuition, ou d'un espoir : des Arabes, des musulmans ont certainement sauvé des juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s'est lancé à la recherche de ces «Justes» et il a réussi à exhumer ces moments où, «au moins une fois, des Arabes et des juifs ont marché main dans la main… des Arabes et des musulmans ont protégé des juifs».
Le journaliste a cherché à comprendre, avant tout, ce qui s'était vraiment passé derrière les murs de la Grande Mosquée de Paris sous l'Occupation. Il pouvait partir d'un documentaire, la Mosquée de Paris : une résistance oubliée, réalisé il y a vingt ans par Derri Berkami. Au centre de l'histoire, Si Kaddour Benghabrit, le flamboyant directeur de la mosquée, héros d'un film, les Hommes libres, d'Ismaël Ferroukhi, où il est incarné par Michael Lonsdale.
Ministre plénipotentiaire honoraire, directeur de l'Institut musulman et de la Mosquée de Paris, Si Kaddour Benghabrit, personnage ambigu, aime la fête, la musique, le théâtre, les femmes, et peut aussi frayer avec les officiels allemands. Mais sa mosquée sert de planque. Albert Assouline, un résistant qui s'y est caché, affirme qu'entre 1940 et 1944, 1 732 personnes (chiffre correspondant aux tickets de rationnement) y ont trouvé refuge, des juifs en majorité, mais aussi des résistants français ou étrangers.
Aïssaoui a retrouvé une note interne de Vichy envoyée à son ministre de la Défense nationale dès 1940 qui s'inquiète en effet : «Les autorités d'occupation soupçonnent le personnel de la Mosquée de Paris de délivrer frauduleusement à des individus de race juive des certificats attestant que les intéressés sont de confession musulmane. Il semble, en effet, que nombre d'Israélites recourent à des manœuvres de toute espèce pour dissimuler leur identité [Archives du quai d'Orsay].»
Au cours de ses inlassables recherches, Mohammed Aïssaoui fait des rencontres inattendues, comme celle de Philippe Bouvard, qui lui confie que sa mère, juive, était très proche de Kaddour. «Je ne me souviens pas que nous nous soyons cachés à la mosquée, mais j'y allais souvent.» Et l'animateur des Grosses Têtes, enfant en 1942, se rappelle que son père, Jules Luzzato, avait été arrêté et interné à la prison de la Santé.«Ma mère est allée solliciter Si Kaddour. Quinze jours après, mon père a été libéré.»
Logiquement, le journaliste part à Jérusalem voir le mur des Justes, où sont inscrits les noms de ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des juifs. «A ma grande surprise, aucun Arabe n'avait été reconnu tel parmi les 23 000 personnes recensées par Yad Vashem au 1er janvier 2011 et figurant sur le mur des Justes. Pas un seul Arabe. Et seulement une soixantaine de musulmans, des Albanais pour la plupart», regrette Aïssaoui. A la fin du livre, il avance les noms de ceux qui mériteraient certainement d'être gravés sur le mur des Justes : Mohammed V, grand-père de l'actuel roi du Maroc, Si Kaddour Benghabrit, Moncef Bey, Ahmed Somia et d'autres, à qui il rend hommage.
Annette Lévy-Willard