Le siècle de Chagall
Il a traversé une révolution et deux guerres mondiales, le temps de presque un siècle. Chagall, « rêveur conscient », était aussi un témoin de son époque.
New York, 1943. Marc Chagall a quitté la France, où la fameuse botte nazie écrase tout, les libertés et les hommes. Dans son exil américain, le peintre écoute la rumeur, laisse monter en lui les images des exodes et des massacres, ceux qui balafrent l’Europe bien sûr, mais aussi tous les autres, depuis que le monde est monde. Y compris ceux qui ont marqué la longue histoire du peuple juif. Alors il peint. Sur la toile, le ciel gronde dans un fondu de bleu et de jaune. Au premier plan, un chariot attelé déverse un flot rouge sang, le cheval se cabre. Protégeant son enfant, une mère à la chevelure enflammée fuit sur un traîneau envolé. Ailleurs, c’est la silhouette d’un vagabond qui sort du cadre, représentation probable du juif errant, son baluchon sur l’épaule. Peut-être Chagall lui-même. La désolation règne dans les rues d’un village qui ressemble au Vitebsk de l’enfance. Le tableau s’intitulera La Guerre.
« L’exposition entend montrer comment les événements historiques se reflètent dans le travail de Chagall. Le modernisme a voulu évacuer la subjectivité, mais lui témoigne. » Commissaire de l’exposition qui ouvre ses portes au musée du Luxembourg, Julia Garimorth-Foray donne la clé d’un rendez-vous majeur de ce début d’année. Disparu en 1985, le peintre a manqué de peu la timbale. Deux ans de plus, et il franchissait le cap du siècle, en vénérable centenaire auréolé de gloire. Durant tout ce temps, l’Europe n’a pas été avare de tumultes. Une révolution russe, deux guerres mondiales. Autant de déflagrations qui ont ébranlé l’Europe, secoué la vie de Chagall.
Il est en Russie quand éclate la Première Guerre mondiale. C’est de l’intérieur qu’il vit ensuite le grand chambardement de 1917. Plus tard, il est à Paris quand montent la grande vague antisémite et les sales lois qui l’accompagnent. Il décide alors de franchir précipitamment l’Atlantique. Sans avoir été confronté physiquement aux événements, Chagall les a regardés, ressentis au plus profond de son être et de son inspiration. La centaine d’œuvres, présentées à Paris, de ce Chagall "entre guerre et paix" vibre au diapason du siècle, au diapason aussi des épreuves intimes, des deuils qui l’ont affecté. Le cheminement sera chronologique, avec des haltes à chaque étape marquante.
Le premier séjour de Chagall en France aurait pu être le bon. Les dés de l’Histoire vont en décider autrement. Il a déjà fait ses gammes dans sa ville de Vitebsk quand il arrive à Paris. Nous sommes en 1911, trois ans plus tard il se montre au Salon des Indépendants, avant de vite foncer vers Berlin où a lieu sa première exposition personnelle. L’occasion est belle d’effectuer alors un crochet par Vitebsk où l’impatience de sa fiancée Bella va croissant. « Je suis entré dans une maison nouvelle, j’en suis insépara ble », dit-il en parlant d’elle. Et c’est la déclaration de guerre. Voici Chagall bloqué en Russie, il y restera huit ans, et sa production d‘alors, méconnue, est bien intéressante. Il se marie en 1915, en même temps qu’il est mobilisé. Le voici "planqué" dans l’intendance, à Saint-Pétersbourg. D’une certaine manière, il va dès lors raconter. La vie de garnison ( Le Salut ), les soldats blessés qui errent dans rues, les civils désorientés fuyant les combats. Il rapporte là, presque à la manière d’un chroniqueur, « l’odeur du front, l’haleine forte du tabac, les puces ».
En même temps, Chagall fixe son vocabulaire, cette série d’éléments symboliques qui peupleront désormais ses toiles : couple de mariés, représentations animales – âne, coq ou chèvre – ou ce Luftmensch , cet "homme de l’air" déjà rencontré, qui plane Au-dessus de Vitebsk. Aux cimaises du Luxembourg, la toile imprégnée de cubisme n’en finit plus de séduire.
Et l’exposition va, rythmée par les événements. À New York, pendant que la guerre fait rage, Chagall peint des Crucifixions , poursuit l’extraordinaire triptyque Résistance , Résurrection , Libération – ce dernier panneau contenant tout l’espoir du peintre. Le séjour américain correspond aussi à la disparition de Bella, emportée par la maladie en 1944. Chagall s’arrête de peindre durant une année entière, avant de retrouver le goût des couleurs et de rendre hommage à sa muse ( Le cheval rouge , A ma femme ). Le retour en France, en 1948, marque le temps de la grande sérénité et des imposantes séries. Le peintre chante les monuments de Paris, puis, ébloui par la lumière du Midi, se laisse aller à des œuvres enivrées. Toute la poésie fluide et tourbillonnante de Chagall explose dans La Danse , par exemple. Chagall étonnant magicien, homme de tout un siècle, et qui disait de lui : « Ne m’appelez pas fantasque ! Au contraire, je suis réaliste, j’aime la terre ».
Michel GENSON