Jour De Lessive
de Bob Oré Abitbol
Un jour par semaine arrivait Fatima, la laveuse, notre «sebbana» pour s’occuper du «gros linge». D’autres jours, c’était au tour de Chaouïl le batteur de matelas celui qui les ouvrait comme des pastèques, les vidait de toute leur laine pour les rendre moelleux, de Haïm l’homme à tout faire ou de Brahim le poissonnier[N1] ambulant. Il y avait aussi M’hamed le roi des légumes, Mouloud le rémouleur qui, d’un coup de sifflet mélodieux, nous invitait à lui confier nos couteaux à aiguiser, ou encore le marchand de sable[N2] « a remla a remla »! Défilaient également les mendiants qui n’avaient droit à rien, sauf s’il s’agissait des nécessiteux attitrés de ma mère qui, eux, recevaient de l’argent, pouvaient se repaître avec les personnes qui les accompagnaient et même rapporter des restes à leur famille. Les autres étaient renvoyés d’un «Lah ijib », «D. y pourvoira», dérisoire, péremptoire, triste, nonchalant et totalement égoïste!
Ma mère n’avait aucune pitié! Elle renvoyait tous les parasites avec rudesse. C’est vrai que beaucoup de pauvres passaient avec régularité et insistance! Mais quand même! Quand je lui reprochais sa sévérité, elle répondait excédée.
-Si j’en donne à tous il ne restera plus rien à manger pour vous!
Argument qui nous laissait cois !
Chaque famille avait son tour, jour où la terrasse lui appartenait en propre. Personne d’autre ne pouvait laver, étendre, sécher son linge, à part celui qui en avait le droit exclusif ce jour là et ce jour-là seulement!
Fatima arrivait tôt, se déshabillait dans un coin comme une ombre puis se mettait au travail. Èmanait d’elle une combinaison subtile et forte à la fois de henné, de safran, d’épices, de lait et de fleurs d’oranger. Elle déposait ses vêtements en un tas bien ordonné sur un banc et s’installait ensuite sur la terrasse inondée de soleil. Puis avec sa planche à laver rudimentaire, son savon de Marseille et son énergie elle y allait de tout son cœur !
Elle frottait le linge de ses mains rugueuses et nouées, de toutes ses forces, de toute son âme, de tout son corps, avec une volonté farouche, animée de la détermination de quelqu’un qui ne doit surtout pas perdre son emploi !
Grande, élancée, des yeux au regard perçant cerclés de khôl d’une intensité rare et en même temps d’une douceur extrême, elle ne demandait rien. Elle se contentait de peu et préférait garder le reste de son repas pour ses enfants. Elle lavait, rinçait, essorait dans un grand bruit d’eau, de bulles de savon, de claquements secs et de lumière. Cette lumière crue du soleil sur la terrasse qui éclaboussait tout, qui embellissait tout, qui illuminait tout.
Les draps reprenaient leur blancheur éclatante, les robes, les chemises qu’elle «étendait» sur des fils avec des pinces à linges séchaient dans le vent chargé de sels marins et c’était comme un ballet gigantesque dont elle était la fois la chorégraphe et la danseuse étoile! Elle se faufilait, légère, entre les draps mouillés, accrochait, en se hissant sur la pointe des pieds, barboteuses, chemisettes d’enfants, chemises de nuit à fleurs de fillettes, pyjamas rayés de garçonnets, autant de drapeaux flottant fièrement comme des oriflammes.
On pouvait facilement deviner le nombre d’enfants de chaque famille et, selon la qualité de leurs vêtements, leur statut social dans le quartier! C’était souvent des femmes comme Fatima qui nous élevaient, nous recevaient après l’école avec des goûters préparés avec amour, nous endormaient en fredonnant des vieilles chansons de leur province.
J’adorais Fatima comme nous l’appelions ainsi que toutes les bonnes, quel que soit leur prénom véritable!
Elle avait un port de tête particulier, une attitude fière et digne de femme noble quelle qu’ait été sa condition ou sa situation financière.
Les femmes comme elle n’avaient rien. Pas d’éducation, pas de formation, parfois pas ou plus de mari. Elles n’avaient rien sauf leur dignité, des enfants et leur responsabilité totale de mère quoi qu’il arrive. Alors elles trimaient pour pouvoir donner à manger a leur progéniture et se sacrifiaient souvent pour elle sans regret ni remord.
Une fois son travail terminé Fatima se rhabillait rapidement et minutieusement, revêtait sa tenue traditionnelle de musulmane, djellaba et voile compris puis, quittant les quartiers européens, repartait comme une ombre vers une zone inconnue.
C’est comme si elle changeait de planète!
Elle arrivait dans son bled, loin de la ville après avoir pris trois autobus et après avoir marché quelques kilomètres. Elle retrouvait ses enfants et la misère la plus noire à laquelle elle essayait de palier comme elle pouvait. Elle agissait comme ces oiseaux qui se privent pour pouvoir donner la becquée à leurs petits. Ce qu’elle rapportait de chez nous, à part la maigre pitance gagnée à la sueur de son front, devait durer toute la semaine!
Comment faisait-elle?
Fatima avait deux fils et une fille dont elle parlait avec orgueil et fierté. De toute évidence, ils étaient tout son monde, sa raison de vivre! Ma mère l’avait prise en affection et s’occupait d’elle du mieux qu’elle le pouvait. De la nourriture pour ses enfants, de l’argent pour leurs études, des livres qu’elle leur procurait de chez mon père, relieur.
Les années sont passées et, nous aussi comme les autres, avons dû quitter notre foyer, nos habitudes, notre pays, notre ville et notre douce tranquillité. Forcés par les évènements, nous dûmes partir. Pourquoi? C’était comme ça! Il fallait partir!
Est ce qu’on demande aux oiseaux pourquoi ils émigrent? Pourquoi les saumons remontent-ils à contre-courant la rivière ? Un instinct très sûr, sans doute, les avertit du danger, du froid, de la mort et ils partent à regret, mais ils partent sans se retourner!
Quittant le pays aimé, ma mère donna un peu d’argent à Fatima, des meubles, des draps, du linge pour elle et pour ses enfants et, tristement, à Dieu Vat! Chacun partait vers son destin, vers des pays lointains. Fatima restait. Qui sait quand nous allions la revoir?
Ma mère, s’installait avec sa ribambelle d’enfants au Canada dans le froid, la gadoue, la neige, le gel. Ces notions inconnues, des mots jamais entendus faisaient désormais partie de son quotidien. Ses enfants s’épanouirent et elle eut des moments de joie et des moments de peine comme tout un chacun je suppose.
La vie se déroule comme un film avec ses rebondissements, ses surprises et ses dénouements. Rien n’est prévu d’avance et rien n’est dit tant que ce n’est pas dit! Le passé est emprunt de mélancolie, le présent plein de souvenirs, l’avenir rempli d’espoirs et criblé d’incertitudes!
Nous n’avions pas vraiment voulu de cette vie, mais nous nous adaptions, nous apprenions à apprendre. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque année nous apportant, nous donnant, de nouvelles raisons de vivre et d’espérer.
Lors d’une visite, d’un pèlerinage, dans notre pays natal quelques années plus tard nous avons retrouvé, Fatima, vieillie mais heureuse et épanouie. Elle nous reçut comme seuls savent le faire les Marocains avec ce sens de l’hospitalité inné qui est le leur. Elle vivait désormais dans une maison cossue, entourée de jasmin et de bougainvilliers. Ses enfants étaient devenus dans l’ordre: Ingénieur, professeur et pour la fille, la plus jeune: Docteur!
Bob Oré Abitbol©
[N1]Poissonnier – ça fait plus «houwat» que vendeur
[N2]Je n’ai jamais entendu parler d’un marchand de sable, dans ce contexte. Les gens achetaient du sable pour en faire quoi ?