Juin 1968 : les émeutes de Belleville
Les mois de mai et de juin 1968 évoquent instantanément l’un des plus grands mouvements de la classe ouvrière et de la jeunesse qu’aient connus la France.
Mais ce que l’on sait moins, c’est que dans le quartier de Belleville à Paris s’est déroulée une émeute entre arabes juifs et musulmans, dans les tous premiers jours de juin.
Le saviez-vous ?
Belleville est un quartier qui a toujours été l’un des points d’arrivée des vagues d’immigration prolétaires à Paris, et le principal point d’arrivée des prolétaires d’origine juive. Pendant l’entre-deux-guerres, c’est ainsi le quartier de l’immigration ashkénaze, le bastion de la gauche communiste et socialiste juive, puis celui de la Résistance pendant la guerre.
À partir du début des années 1960, Belleville se peuple de prolétaires maghrébins, principalement Tunisiens juifs et Algériens musulmans. On estime qu’à partir de 1965, la population juive de Belleville est quasi exclusivement tunisienne.
Quand la jeunesse progressiste et révolutionnaire se soulève en mai – juin 1968, l’État français est en panique, et l’entrée de la classe ouvrière dans le mouvement ne fait qu’accentuer la situation révolutionnaire.
Mais pendant ce temps, le soir du dimanche 2 juin, une bagarre éclate entre deux jeunes Tunisiens, un juif et un musulman, autour d’une partie de Rami. Cette bagarre dégénère vite en bagarre générale, qui elle-même dégénère en émeutes.
Ces émeutes continueront pendant deux jours, jusqu’au 4 juin. Plus d’une cinquantaine de magasins sont saccagés et brûlés, la synagogue de la rue Julien Lacroix subit un début d’incendie, et des rumeurs évoquent même un mort (bien que rien ne soit prouvé).
Ce genre d’affrontement entre juifs et musulmans ne s’était alors jamais produit à Belleville, et ne se reproduira d’ailleurs jamais.
Que s’est-il donc passé en ce début de juin 1968 ?
Du côté des autorités politiques arabes (c’est-à-dire en fait des représentants des États du Maghreb) on évoque un complot « sioniste », tandis que du côté des autorités religieuses juives on évoque une manipulation du Fatah naissant. Dans les deux cas, il est fait référence à une sorte de « commémoration » de la guerre des Six Jours, en juin 1967.
Or ces affrontements se sont produits quelques jours avant l’anniversaire de la guerre des Six-Jours, et se sont surtout arrêtés la veille de cet anniversaire, le 4 juin. Et de toute façon, lors de la guerre de 1967 le quartier n’avait vu absolument aucun engagement public d’une minorité ou d’une autre.
Les juifs et les musulmans de Belleville avaient l’habitude de vivre ensemble : parfois des personnes voisines en Tunisie se retrouvaient par hasard dans le même quartier à Paris. Le point de départ de ces émeutes (une banale embrouille autour d’une table de Rami un jour de fête religieuse) le montre d’ailleurs très bien.
L’activisme sioniste commençait certes à se faire sentir auprès de la jeunesse juive-arabe, mais n’était que balbutiant et très peu influent. De même aucun activisme pour la Palestine n’était franchement notable à l’époque : c’est à partir de 1969 et surtout de Septembre Noir en 1970 que les maoïstes impulseront le mouvement de solidarité avec la révolution palestinienne.
Alors qu’en est-il réellement ?
Cela semble assez clair : les émeutes de Belleville ont en fait été liées à la situation insurrectionnelle que connaissait Paris en mai – juin 68.
En effet, la disproportion de l’intervention policière (plus de 5000 policiers mobilisés dans le quartier pour une embrouille au Rami) ainsi que la présence remarquée de provocateurs gaullistes pendant les émeutes (!) prouvent bien la manipulation du pouvoir.
Ce qui a tout de suite été vu et dénoncé par une partie de l’extrême-gauche, et même par le P"C"F ou le MRAP. Une manifestation d’une centaine d’activistes – principalement maoïstes – s’est même dirigée du Quartier Latin jusqu’à Belleville.
Que révèlent finalement ces émeutes ?
D’abord elles éclairent sur l’attitude du pouvoir face aux masses populaires arabes et juives-arabes immigrées en France : l’État français a une posture carrément coloniale.
En effet ce n’est pas seulement la police qui est envoyée à Belleville, mais aussi le Service d’Assistance Technique (SAT), qui était le service principal utilisé par Papon pour réprimer le FLN algérien.
De plus l’action des agents gaullistes pour faire dégénérer cette embrouille en affrontement entre minorités relève en fait d’un grand classique de l’impérialisme français en Afrique du Nord.