Einstein dans l’univers juif
Par CORINNE BENSIMON
Albert Einstein avait souhaité que ses archives soient conservées par l’Université hébraïque de Jérusalem. Depuis sa mort en 1955 à Princeton, elles ont été consultées par des centaines de chercheurs, qui ont produit des bibliothèques d’ouvrages sur le génie et l’homme, libre penseur, rebelle, pacifiste, philosophe et drôle. L’historien français Simon Veille, lui, a, sept ans durant, passé ces milliers de documents au crible d’une question, inscrite au cœur même de leur transfert dans cette université, créée en 1925 grâce au soutien du physicien : quels furent les liens d’Einstein à l’univers juif, ses luttes, ses débats, notamment autour du sionisme, lui qui se déclarait à 16 ans «sans confession» et a tant dénoncé les nationalismes ?
Einstein a connu au plus près la déferlante antisémite qui, dès la fin du XIXe siècle, gangrène l’Europe. Il est né à Ulm en 1879, dix ans après le décret accordant l’égalité des droits aux Juifs, dans une famille de commerçants fiers d’être assimilés. Il grandit dans l’Allemagne victorieuse où prospère l’antisémitisme depuis le krach de 1873 ; il est éveillé à la science par un étudiant lituanien pauvre, qui a fui les pogroms, comme 3 millions de Juifs de l’empire de Nicolas II entre 1880 et 1914 ; il évolue à Zurich, Berne, Prague, Berlin, dans des cercles comptant nombre de ces réfugiés, interdits d’université par le numerus clausus du tsar.
Einstein hait le conformisme bourgeois des Juifs allemands assimilés, qui méprisent les «Juifs de l’Est». L’assimilation est, dit-il, un«mimétisme dégradant», nourrissant l’antisémitisme. C’est cette conviction qui l’amène au sionisme. Le mouvement, né en 1898, nourri depuis 1917 par l’espoir du «foyer national juif» promis en Palestine par l’Angleterre, appelle à une identité assumée, régénérée par la possibilité d’une terre. Dans un monde où «les nationalités ne veulent pas se mélanger, déclare Einstein lors d’un meeting sioniste en 1921 à Berlin, il faut que nous, Juifs, retrouvions la conscience de notre nationalité, et que nous reconquérions le respect de nous-mêmes».
D’une popularité inouïe, le physicien sera un soutien de poids pour les sionistes. Mais turbulent. Il est animé par l’espoir non d’un Etat juif mais d’un refuge où vivre libres et égaux et où porter la science à son plus haut niveau. Aux Etats-Unis, où il émigre en 1933, il tente, avec Stephen Wise, de convaincre Washington de laisser entrer les Juifs pris dans le piège nazi. Il œuvre, de même, pour que Londres ouvre aux rescapés des camps l’immigration en Palestine, verrouillée en 1939.
Veille débute son livre avec un fait peu connu : le 17 novembre 1952, Einstein est sollicité par Ben Gourion pour devenir le deuxième président d’Israël, après la mort de Weizmann. Le 18, il décline poliment. Et écrit à sa fille Margot : «Si je devais être président, j’aurais parfois à dire au peuple israélien des choses qu’il n’a pas envie d’entendre.» Einstein, apprend-on, aurait préféré une gouvernance internationale de la Palestine le temps qu’un Etat binational puisse se créer. Il était convaincu que, sans politiciens pour attiser les haines nationalistes, les peuples juif et arabe pourraient s’entendre. «Einstein est un homme d’avenir», estime l’auteur. Il était certainement un humaniste.
Simon Veille Einstein dans la tragédie du XXe siècle Imago, 416 pp., 24 €.