Les mystères de Barbara Par Alain Chouffan
La dame en noir symbolisait avec Brassens, Brel, Piaf et Ferré,
toute une génération issue du cabaret.
Marquée par une enfance difficile,
inquiétée par les rafles et l’antisémitisme,
Barbara portera toute sa vie ces blessures.
Juive, Barbara ? Quelle question ! Doublement juive, oui ! Par sa naissance à Paris, le 9 juin 1930, d’un père alsacien, et d’une mère originaire de Moldavie, tous deux juifs. Par ses obsèques au carré juif du cimetière de Bagneux où elle a été enterrée dans le caveau familial au côté de sa mère, le 27 novembre 1997. Alors, la question ? C’est qu’entre ces deux dates, 67 ans, Barbara n’a jamais revendiqué cette identité juive ashkénaze !
Ni manifesté la moindre croyance. Sur son judaïsme, elle est toujours restée mystérieuse. Elle n’a pas voulu être assimilée à la communauté juive, ni surtout être réduite à une identité quelle qu’elle soit.
Ainsi, elle refuse de se faire photographier auprès de chandeliers juifs et, régulièrement, décline les invitations destinées à soutenir des personnalités politiques israéliennes. Elle veillait à ce que son auditoire soit le plus large possible. Barbara considérait que sa foi juive était une affaire personnelle et qu’elle devait être pratiquée en privé. Même en tournée, à l’autre bout du monde, elle y pensait. « Elle trouvera toujours le temps de se recueillir à l’occasion des fêtes juives, écrit Alain Wodrascka (1). Comme le Rosh Hashana, le nouvel an. Et surtout, le Yom Kippour, l’une des plus grandes solennités de la religion et jour du Grand Pardon ».
C’est Esther, sa mère, qui lui a inculqué de toujours taire son origine juive. À 9 ans déjà, elle va apprendre l’art du silence. Bien nécessaire pour cette petite juive et pauvre pendant la guerre, cette hors-la-loi en vagabondage perpétuel. Barbara, qui était encore Monique Serf, doit quitter la capitale en 1940, à 10 ans, lorsque l’Allemagne envahit la France. La famille se réfugie en zone sud non occupée. Lorsque les nazis y pénètrent, deux ans plus tard, les Serf se cachent jusqu’à la fin de la guerre pour échapper aux rafles contre les juifs. Toujours en fuite, d’hôtels en meublés, dans les pas de son père, représentant en fourrures, elle sillonne la France, de Marseille à Paris en passant par Roanne, Tarbes, Saint-Marcellin, près de Grenoble, Le Vésinet. Elle changera vingt-deux fois de logement pendant l’occupation allemande.
Dans l’insouciance de son jeune âge, Monique ne sait pas ce que signifie le mot « juif ». « Petite, avait-elle un jour confié à son ami Jérôme Garcin, je pensais qu’être juive, cela ne voulait pas dire qu’on appartenait à une religion ni à un peuple, et que, pour échapper à la persécution, il fallait se taire, se cacher, vivre à la sauvette. » En 1987, elle précisera sa pensée (2) : « Être juive, au départ, pour moi, ça voulait dire rejetée : ‘Quand t’arriveras à l’école, dis pas que t’es juive parce que sinon, on s’enfuit.’ Pendant longtemps, ça voulait dire fuite, peur, mais aussi formidable, voyages, ah, on s’en va, allez vite, tous dans le fond, la voiture jaune est arrivée… ça voulait dire des choses comme ça, clandestines, secrètes, qui ont pu ainsi développer ce qu’on dit être secret chez moi. Ne pas ouvrir la porte, vous savez. Parce que quelquefois quand on frappe, moi j’ai encore ça, je me cache dans l’escalier ! ».
Une vie d’errance. Une vie cachée. Par quel mystère Barbara est-elle parvenue à métamorphoser sa vie d’enfer en force ? Comment a-t-elle réappris à vivre après une telle épreuve ? Il a bien fallu que Barbara mette en place des mécanismes de défense ! « Pour y arriver, sa souffrance doit rester muette, explique le psychanalyste Boris Cyrulnik, inventeur du mot « résilience », une attitude qui consiste à rebondir, à transformer un traumatisme en défi. Elle devait se taire pour ne pas mourir et renforcer la part de personnalité que l’entourage accepte, sa gaîté, sa créativité, son grain de folie, son aptitude à provoquer l’amour. Après la guerre, les enfants vivaient dans un milieu non-juif. Ils ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été obligés de se cacher parce qu’ils étaient juifs. » Barbara confirmera cette analyse : « J’ai dû me taire pour survivre. Parce que je suis déjà morte, il y a longtemps. J’ai perdu la vie d’autrefois mais je m’en suis sortie puisque je chante. » (3) De son côté, Nathalie Zajde, maître de conférence en psychologie à Paris VII, analyse (voir encadré) la façon dont les enfants qui ont été cachés pendant la guerre cherchent à retrouver leur légitimité.
Mystérieuse encore, Barbara prendra cette brusque et incompréhensible décision d’aller chanter à Göttingen, en Allemagne, en juillet 1964. Comment, elle, l’enfant juive qui dut se cacher pour échapper aux rafles pendant l’occupation allemande, a-t-elle pu se rendre dans cette petite ville universitaire de Basse-Saxe ? Certes, c’était vingt ans après la guerre, un an après la signature du traité qui scella l’amitié entre la France et l’Allemagne. Mais quand même, à cette époque, les ressentiments envers l’Allemagne n’avaient pas disparu, les Allemands étaient encore des « Boches ». En fait, Barbara n’avait rien oublié de ce passé douloureux.
La preuve ? Elle a dû se forcer pour y aller. « Je pars seule et déjà en colère d’avoir accepté d’aller chanter en Allemagne », écrit-elle dans ses Mémoires. Alors, pourquoi ce voyage ? Il a une histoire incroyable. Juillet 1964, pour Barbara, est une année charnière. L’année des grandes décisions. Elle sent qu’elle doit quitter L’Écluse – cabaret mythique de la rive gauche – où elle a essoré, pendant cinq ans, les répertoires de Brel, Brassens et Ferré – pour aller prendre son envol à Bobino avec ses propres compositions, en 1965. Mais voilà, un soir, un admirateur allemand, fou d’elle, la supplie de se produire dans son théâtre, à Göttingen, sa ville natale. Barbara accepte à la condition essentielle qu’il y ait un piano à queue noir. Marché conclu. Une foule en délire lui fait une ovation. Pour remercier ce public, elle va écrire d’un trait « Göttingen », qu’elle chantera le dernier soir, une chanson qui évoque les deuils qui unissent les deux pays. « Oh, faites que jamais ne revienne / le temps du sang et de la haine / car il y a des gens que j’aime / à Göttingen, à Göttingen / et lorsque sonne l’alarme / s’il fallait reprendre les armes / mon cœur verserait une larme / pour Göttingen / pour Göttingen ». Ce n’est plus seulement le public mais toute la ville qui en est bouleversée. Plus tard, Gerhard Schröder trouvera dans « Göttingen » un hymne à la réconciliation et Helmut Kohl entonnera les dernières strophes de la chanson, lors de la commémoration, en 2003, du traité d’amitié franco-allemand de 1963. Et aujourd’hui, Wolfgang Meyer, maire de Göttingen, affirme que Barbara est toujours l’ambassadrice de la ville. « Chaque année, ajoute-t-il, pour l’anniversaire de sa mort, nous fleurissons sa tombe à Bagneux avec un bouquet de roses rouges. »
Sur son enfance, Barbara s’est aussi enveloppée d’un grand silence. Avec ses proches, comme avec les journalistes, elle a presque toujours fermé la porte des confidences. Autant elle avait le don de transformer en chansons toutes les étapes de sa vie, son passé, ses morts, ses protégés, ses amours, autant elle restait totalement hermétique sur son adolescence. Pourquoi ? Mystère. Il faudra attendre la parution de ses Mémoires, qui en révélera la cause : l’inceste et l’abandon de son père. Un choc pour son public. « Un drame qui explique une partie de son œuvre », analyse Valérie Lehoux dans sa remarquable biographie (4). Barbara évoquera cette blessure dans sa célèbre chanson « L’Aigle noir » sous la forme d’une énigme incroyable : l’histoire d’une fille et d’un oiseau représenté par un aigle ! Personne n’y a rien compris. On était à dix mille lieues d’imaginer qu’il s’agissait de son père. Et encore plus d’inceste. « Une chanson de Barbara a priori très anodine peut ouvrir des portes sur des horizons insoupçonnés », confirme Valérie Lehoux. Il faut écouter cette chanson, truffée de métaphores et totalement déroutante. Son début – « Un beau jour, ou peut-être une nuit / près d’un lac je m’étais endormie / quand soudain, semblant crever le ciel / et venant de nulle part / surgit un aigle noir » – et la suite : « Lentement, les ailes déployées / lentement, je le vis tournoyer / près de moi, dans un bruissement d’ailes / comme tombé du ciel / l’oiseau vint se poser / il avait les yeux couleur rubis / et des plumes couleur de la nuit / à son front brillant de mille feux / l’oiseau roi couronné / portait un diamant bleu / de son bec il a touché ma joue / dans ma main il a glissé son cou / c’est alors que je l’ai reconnu / surgissant du passé / il m’était revenu. » Des mots énigmatiques, des allégories insaisissables, alors que d’ordinaire, elle excellait dans l’expression de l’intime. Et puis, coup de théâtre, sur Europe 1, le 8 juillet 1970, Barbara interprète en direct son « Aigle noir ». Et là, fait incroyable, elle termine la chanson sur des mots inédits : « J’avais froid / il ne me restait rien / au matin, je me suis éveillée / l’oiseau m’avait laissée / seule avec mon chagrin… ». Une précision qui apporte soudain un éclairage nouveau sur le sens de la chanson. A-t-elle sentie qu’elle s’y était trop dévoilée ? Certainement ! Elle ne chantera plus jamais ce dernier couplet ! Mais les psychanalystes, eux, n’ont pas tardé à décrypter les codes de la chanson : « L’oiseau-roi couronné » ? Un symbole d’autorité ! « L’aigle qui crève le ciel » ? Allusion à l’hymen qu’on crève ! « J’ai rêvé cette scène », dira-t-elle, mais personne ne l’a crue. Ainsi, toute sa vie, Barbara aura vécu, seule, avec son terrible secret : avoir été violée par son père ! C’était en 1942… Ce dernier, démobilisé, s’installe à Tarbes ou la famille vient le rejoindre. Barbara, qui s’appelle encore Monique, commence à trouver l’attitude de son père étrange.
Elle se met à avoir peur de lui. Un soir, il la violente. L’inceste durera quatre ans… Bien des années plus tard, en 1997, elle se décide enfin à avouer l’inavouable dans ses Mémoires (5) parus l’année suivante : « J’ai de plus en plus peur de mon père écrit-elle. Il le sent. Il le sait. J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais. Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur. J’ai dix ans et demi. Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et qu’ils se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret. »
De ces humiliations à l’enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours ressurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme pour me sentir un jour purifiée de tout. J’écris cela avec des larmes qui me viennent… » . En 1959, Jacques Serf meurt à Nantes. Elle tente d’aller retrouver ce père qu’elle n’a jamais revu mais elle arrive trop tard. Ce rendez-vous manqué sera le thème de sa magnifique chanson, « Nantes » : « Il voulait avant de mourir / se réchauffer à mon sourire / mais il mourut à la nuit même / sans un adieu, sans un ‘je t’aime’ / je veux que tranquille il repose / je l’ai couché dessous les roses / mon père, mon père. » Elle regrettera de n’avoir pu lui dire ces mots (5) :« Je te pardonne… Je m’en suis sortie puisque je chante ! Le jour où je ne chanterai plus, je mourrai. » Que de fois Barbara a prononcé cela. Le 12 novembre 97 sort le CD Femme piano, une compilation de quarante chansons, ses quarante ans de carrière. Dans la nuit du 23 au 24 novembre, Barbara se sent mal. Elle appelle le médecin. Transférée à l’Hôpital américain de Neuilly, elle y décède le 24 d’un choc toxico-infectieux. Trois jours plus tard, elle est enterrée là ou elle le souhaitait : dans le carré juif, à Bagneux, aux côtés de sa mère. En présence de plus de deux mille anonymes de tous les âges, et de très nombreuses personnalités…
Barbara continue d’irriguer la chanson française. Lors du quinzième anniversaire de sa disparition, en décembre 2012, la jeune et talentueuse chanteuse Daphné lui rend un double hommage à travers un concert et la sortie d’un album sobrement intitulé Treize chansons de Barbara qui reprend ses grands classiques dont « Du bout des lèvres, Dis, quand reviendras-tu ?, Ma plus belle histoire d’amour, l’Aigle noir ». Pour Daphné, cette femme est un mythe qui sera chanté pendant des siècles encore.
(1) Barbara, une vie romanesque. Alain Wodrascka. Éditions du Cherche-midi, 2013.
(2) Le Matin. 19 janvier 1987.
(3) Paris-Match. 24 décembre 1964
(4) Valérie Lehoux. Barbara / Portrait en clair-obscur.
Éditions Fayard / Chorus, 2007.
(5) Barbara. Il était un piano noir… Mémoires interrompus (1998). Livre de poche, 2013
L'Arche