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Primo Levi et son secret

 

 

PASCAL VAREJKA

 

 

Un historien a récemment déclenché une violente polémique en Italie autour d'une prétendue zone d'ombre dans la jeunesse de l'auteur de «Si c'est un homme». Un «vilain secret», comme l'a imprudemment titré le Times.

En avril dernier, l'historien Sergio Luzzatto, professeur à l'université de Turin, a suscité une vive polémique. Dans Partigia* - une histoire de la Résistance dans le Piémont et le Val d'Aoste -, il s'attaque à la statue de Primo Levi, l'auteur de Si c'est un homme. En révélant que deux membres du groupe de résistants auquel le futur déporté appartenait avaient été condamnés à mort et exécutés par leurs compagnons d'armes, le 13 décembre 1943, quelques jours avant le démantèlement du groupe par la milice fasciste. Une vive polémique s'en est suivie, qui a notamment opposé en Italie les grands quotidiens La Repubblica et le Corriere della Sera. Luzzatto dit vouloir restituer les vraies figures des protagonistes, sans faire des résistants des saints, ni les miliciens de la République de salo des monstres. Soit. Mais, en le lisant, on constate qu'il a surtout écrit ce livre de plus de 300 pages - très documenté - afin de satisfaire une «obsession» à l'égard de Primo Levi, pour reprendre le titre du long article paru le 16 avril dans La Repubblica. 

Le choix de la citation de l'écrivain en quatrième de couverture est parlant : «Nous nous étions trouvés obligés en conscience d'exécuter une condamnation et nous l'avions fait, mais nous en étions sortis démolis, démoralisés, désireux de voir tout finir et de finir nous-mêmes...» Le Système périodique (1975), dont elle est tirée, narre les circonstances dans lesquelles Primo Levi et ses compagnons ont été arrêtés en décembre 1943. Mais le plus important, c'est la phrase précédente. Elle commence ainsi : «dans l'esprit de chacun pesait un vilain secret». 

De graves dégâts 

Et Luzzatto dévoile ce «vilain secret» : quelques jours avant la capture du groupe, deux partisans, Fulvio Oppezzo, 18 ans, et Luciano Zabaldano, 17 ans, furent condamnés à mort et tués dans le dos à l'arme automatique. Une pratique qui, pour les Français, n'est pas sans évoquer les«corvées de bois» dans le djebel. Les deux partisans exécutés auraient rançonné les paysans des environs et menacé de dénoncer leurs camarades. Or, la reconstitution des faits s'appuie sur le procès-verbal de l'interrogatoire du lieutenant Aldo Piacenza, arrêté en même temps que Primo Levi par la milice - document qu'il convient de «manier avec précaution», comme le souligne l'historien lui-même. Et rien ne permet d'affirmer que Primo Levi ait participé lui-même à l'exécution, même s'il emploie le «nous» dans le passage mentionné plus haut. Après la publication de Partigia, La Stampa a révélé une hypothèse différente concernant les raisons de l'exécution, fondée sur les carnets d'un témoin de l'époque, un prêtre, et a publié une lettre de protestation de la famille de l'une des deux victimes. 

Cela valait-il vraiment la peine d'écrire un gros livre sur cet argument ? Luzzatto a-t-il seulement voulu faire du sensationnalisme ? A-t-il cherché à faire un mauvais procès à Primo Levi ? Au risque, comme l'ont montré les échanges dans la presse et les réactions des lecteurs, de déstabiliser beaucoup de lecteurs en incitant à se poser cette question : si même Primo Levi, un survivant de la Shoah, une des grandes consciences morales de l'Europe du XXe siècle, a participé à une exécution sommaire, existe-t-il une frontière bien nette entre les bourreaux et les victimes ? Au risque, aussi, de causer des dégâts encore plus graves hors d'Italie, où le public dispose au moins du contexte : la féroce guerre civile qui s'est déroulée en Italie du Nord entre septembre 1943 et avril 1945. Par exemple quand le correspondant du Times à Rome rédige le 17 avril un bref article intitulé «Levi's "ugly wartime secret" uncovered», en suivant tête baissée la direction indiquée par Luzzatto. Comme s'il s'agissait d'un énième scandale anodin. 

Dans une interview, répondant aux nombreuses critiques qui se sont élevées, Sergio Luzzatto, lui-même juif, clame son admiration pour Primo Levi. Mais on ressent entre ses lignes de l'agacement devant une «idole» qu'il accuse de «pécher presque par orgueil». Or, même si Primo Levi s'est limité aux allusions contenues dans le Système périodique et dans un poème de 1952, Epigrafe («Là où m'ont enterré, sans une larme, mes compagnons»), on peut penser que cet épisode a toujours pesé sur sa conscience. Luzzatto mentionne lui-même un passage d'un autre livre, les Naufragés et les rescapés, où l'écrivain soupçonne «que chacun soit le Caïn de son frère». Quoi qu'il en soit, certains estiment que la supposée «faute» de Primo Levi est une vétille face à ses onze mois passés à Auschwitz, et au fait qu'il porta tout le reste de sa vie le matricule 174517 tatoué sur le bras gauche. 

Quand Primo Levi se suicida en se jetant dans l'escalier de sa demeure, en avril 1987, il ne laissa aucun mot pour expliquer son geste. On peut penser qu'au fond de lui il n'avait jamais pu admettre que des hommes aient fait ce qu'ils ont fait à d'autres hommes, à Auschwitz et ailleurs. Luzzatto nous fournit peut-être une autre hypothèse : à savoir qu'il n'aurait jamais pu libérer sa conscience de ce poids-là. Après sa mort, Claudio Magris, un autre grand de la littérature italienne, a écrit : «Hier est mort un auteur dont nous retrouverons les œuvres au moment du jugement dernier.» On oubliera ce livre de Luzzatto - par ailleurs un excellent historien que l'on a connu mieux inspiré. Jamais ceux de Primo Levi. 

* Partigia, una storia della Resistenza, de Sergio Luzzatto, Mondadori, 373 p., 19,50 €. 

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