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Le point de vue d’un colonel français

Par Sébastien Castellion ©Metula News Agency

 

Je venais de me promener samedi dernier, jour de Kippour, dans le parc Monceau à Paris. Je m'étais assis sur un banc pour profiter des derniers rayons du jour, quand vint s'asseoir auprès de moi un vieux monsieur digne que je reconnus immédiatement.

 

Je crus d'abord que la lumière déclinante, allant et venant à travers les bosquets qui respiraient dans le vent du soir, me jouait un tour. J'essayais d'observer le vieil homme aussi discrètement que possible ; son costume gris de trois pièces, sa tristesse et sa dignité militaire m'intimidaient plus encore que ne me tourmentait la surprise de voir à côté de moi celui que je croyais reconnaître.

 

Après quelques regards aussi discrets que possible, je dus me rendre à l'évidence. Ce visage ovale barré d'une fine moustache, ces larges oreilles et ces lunettes en arçon ne laissaient aucun doute. Le vieux monsieur regardait tristement le coucher du soleil. J'eus le pressentiment que si je laissais venir la nuit, je perdrais une occasion unique ; et je me résolus à lui adresser la parole. Notre conversation se déroula à peu près comme suit :

 

SEBASTIEN CASTELLION - Mes respects, mon colonel. Puis-je vous demander ce qui vous fait venir parmi nous ce soir ?

 

ALFRED DREYFUS - Bonsoir, monsieur. Vous êtes bien aimable de vous souvenir de mon grade. En général, nos concitoyens, quand ils se souviennent de moi, me croient encore capitaine. Ils oublient que j'ai eu une carrière après... après ce qu'ils appellent l'Affaire.

 

CASTELLION - Je n'ai aucun mérite, je vous ai entendu appeler "le colonel" avant même de connaître l'Affaire. C'est le titre que vous aviez dans les souvenirs de guerre de mon arrière-grand-père, qui a servi sous vos ordres pendant la Grande Guerre. Peut-être vous souvenez de lui - un jeune polytechnicien protestant...

 

DREYFUS (sèchement) - Oui, oui, le lieutenant Pernot. Celui qui écrivait des vers et qui allait réciter les Psaumes dans les bois. A chacun son divertissement, je suppose.

 

CASTELLION (un peu vexé) - Vous ne m'avez pas répondu. Vous êtes mort depuis près de quatre-vingts ans ; puis-je vous demander ce qui nous vaut l'honneur de votre visite ?

 

ALFRED DREYFUS - Vous êtes bien curieux, monsieur. Disons seulement que, comme je n'ai jamais cru en Dieu, cela a créé quelques complications quand... Enfin, ils ont eu un peu de mal à me trouver une place.

 

Et puis, quelqu'un s'est souvenu que si je ne croyais pas en Dieu, je crois en la France. Alors, on m'a autorisé à revenir visiter mon pays une fois par an, le jour de Kippour. Ils ont dit que c'était pour me rappeler toutes les fois où j'ai négligé de demander pardon à mes proches pour mes fautes. (Haussant les épaules) Bah ! Les bureaucraties sont toutes les mêmes.

 

CASTELLION - Et que pensez-vous de la France, justement ? La trouvez-vous changée ?

 

DREYFUS - Bien sûr qu'elle a changé, mais moins que vous ne le pensez sans doute. La langue s'est dégradée et c'est bien attristant. Dieu sait que je n'aime pas les Allemands ; mais je parle mieux l'allemand que la plupart des Français d'aujourd'hui ne parlent français. Vous devriez vraiment faire un effort dans l'éducation de vos enfants.

 

Cela dit, je retrouve la beauté des paysages et des villes, inchangée malgré le passage du temps. Je retrouve le goût de la qualité de la vie, le goût des belles choses et des bons repas. Je retrouve le goût des débats politiques interminables sur des sujets secondaires. Je retrouve aussi, plus profondément peut-être, la bonté discrète de beaucoup de Français. Vous n'imaginez pas combien de gens - des gens qui m'ont évidemment reconnu et qui ne parviennent pas à cacher leur surprise - font pourtant mine de ne rien voir, seulement pour ne pas m'offenser.

 

CASTELLION (faisant semblant de ne pas me sentir visé) - Vous m'étonnez. La bonté française, vraiment ? C'est vous qui dites cela, après tout ce que vous avez connu - l'injustice, la persécution, les procès truqués, les cris de "mort aux Juifs" ? Je ne sais pas à quel point vous parvenez à rester au courant de l'actualité en ne venant qu'un jour par an. Mais avez-vous entendu parler de Dieudonné ? De l'affaire Dura ?

 

DREYFUS - Monsieur, j'étais militaire. Je n'ai jamais été payé pour me faire une opinion trop optimiste de la nature humaine. Je sais bien tout ce que vous dites et je me tiens au courant depuis... depuis l'autre côté. Mais si vous voulez tout savoir, je trouve que la situation s'est plutôt améliorée.

 

De mon temps, Dieudonné aurait été triomphalement élu au Parlement. Zola, mes avocats et moi, nous avons tous été victimes de tentatives d'assassinat. Celui qui m'a tiré dessus était un journaliste, Louis Grégori ; les juges français l'ont immédiatement libéré. Les journalistes antisionistes d'aujourd'hui vont tout de même beaucoup moins loin dans le mal. Les juges aussi, d'ailleurs. Ils condamnent Karsenty, mais ils le font en faisant faire des contorsions bizarres à la logique, pas en accumulant des centaines de pages de faux documents. Et, si je puis me permettre, ils ne l'envoient pas à l'île du Diable.

 

Et surtout, aujourd'hui comme il y a cent ans : tous ces misérables sont des Français, mais ils ne sont pas la France. Ils s'agitent dans les journaux, passent à la télévision, font parler d'eux ; mais ils n'entraînent pas le pays. La France, c'est le patron du restaurant du boulevard Malesherbes qui m'a offert le vin quand je suis revenu de Guyane. Ce sont tous les Français qui, aujourd'hui, accueillent avec le sourire et sans poser de questions les Israéliens en visite. La France, c'est la capacité de se moquer de toutes les doctrines, même les plus déplaisantes.

 

CASTELLION - Reconnaissez-vous au moins que la situation s'aggrave ? Il y a tout de même eu plusieurs meurtres antisémites dans le pays au cours des dernières années.

 

DREYFUS - Elle s'aggrave, oui ; mais c'est simplement qu'elle est revenue à la normale en partant d'un point exceptionnel. La France d'il y a vingt ans - celle qui saluait les accords d'Oslo, traitait Rabin en héros et produisait des films en l'honneur des kibboutz - avait fait taire les antisémites. Mais c'est elle qui n'était pas authentique.

 

Croyez-vous que l'on peut sortir comme cela de l'histoire ? Les descendants des antidreyfusards ont toujours été là ; ils attendaient leur heure. Maintenant qu'ils sont ressortis de leur tanière, je peux vous dire qu'ils ne m'impressionnent pas. Par rapport à leurs ancêtres, ce sont des enfants de chœur ; ils n'ont ni leur qualité intellectuelle, ni leur organisation, ni leur talent.

 

Si la France a vaincu les antidreyfusards, ce n'est pas seulement grâce à l'énergie et au dévouement de mon frère, de Zola, de Scheurer-Kestner, de Picquart et de tous les autres. C'est parce que le pays s'est lassé du délire des antisémites et a eu besoin de trouver du repos dans un peu de vérité. Si des talents comme Maurras, Barrès, Déroulède et Rochefort n'ont pas pu entraîner les Français plus d'une dizaine d'années, combien de temps pensez-vous que peuvent tenir Dieudonné ou Enderlin ? Il suffira que quelques bons Français se battent et, comme aurait dit votre aïeul, "On les verra dans un moment abandonner la place".

 

CASTELLION - Dieudonné et Enderlin me semblent pourtant bien se porter.

 

DREYFUS - C'est que vous ne vous tenez pas bien au courant. Ils sont devenus un embarras constant pour ceux qui les ont soutenus le plus longtemps. Dieudonné est un paria ruiné ; Enderlin est bloqué à Jérusalem et, malgré tous les efforts qu'il déploie depuis dix ans, ne trouve pas de travail en France. Il me fait penser à Esterhazy dans son exil anglais.

 

CASTELLION - Ne serait-il pas plus simple de renoncer à ces combats entre Français ? Israël existe aujourd'hui ; pourquoi ne pas lui faire confiance pour défendre la cause du peuple juif ?

 

DREYFUS (d'un air pincé) - Monsieur, Israël doit d'abord défendre le pays d'Israël. Il y parvient d'ailleurs plutôt bien. Son économie va bien, sa situation stratégique est bonne. Elle serait même excellente sans les rumeurs qui montent de Perse. Cela dit, je sais apprécier la qualité d'une armée et je fais pleinement confiance à l'armée israélienne pour éliminer les menaces qui demeurent.

 

Quant à renoncer à la France, vous me permettrez de vous dire que c'est ce que les Allemands ont proposé à mes parents, en 1870 à Mulhouse. C'est aussi, précisément, ce dont mes ennemis m'ont accusé à grands renforts de mensonges et de documents falsifiés. Je ne vois donc pas bien où vous voulez en venir. Je crois au combat et non à la désertion.

 

CASTELLION - Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses. Mais je continue à penser que votre interprétation de la France d'aujourd'hui est bien optimiste.

 

DREYFUS - La France d'aujourd'hui, comme celle de 1906, se lasse des mensonges. Avant-hier, la Cour de cassation a annulé la condamnation de Clément Weill-Raynal dans l'affaire Dura. Vous m'avez l'air surpris ? Vous ne lisez donc pas les journaux, monsieur le vivant ? Cela veut dire, tout simplement, qu'il est redevenu possible de dire la vérité en France sans prendre de risque. Enfin, si l'on peut appeler "risque" le paiement d'une petite amende. Les Français, je le crains, se sont bien amollis depuis mon époque. Vous voyez : je sais être sévère quand la situation le mérite.

 

Et maintenant, si vous le voulez bien, je dois partir. Le soleil sera couché dans quelques minutes et je suis soumis, là où je suis, à une certaine discipline.

 

Je vous souhaite une bonne soirée. Et je vous recommande le nouveau restaurant de poissons que vous trouverez à l'entrée du jardin. Il n'y a rien de tel que la cuisine française ; je ne me suis jamais tant félicité que depuis ma mort de ne jamais avoir respecté le jeûne de Kippour.

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