Le couturier préféré des femmes. Le dernier des géants. Les éloges ne manquent pas quand on évoque Azzedine Alaïa. Ses vêtements magnifient les courbes féminines, celles d’Arletty, puis de Grace Jones, de Rihanna ou de Michelle Obama. Lui seul est capable de transformer quarante mètres d’une bande de tissu élastique en la plus sculpturale des robes. Son nom reste indissociable des années 80, quand Paris était une fête et qu’une nouvelle génération, osant les tenues moulantes et échancrées, dansait au Palace jusqu’à l’aube.
A 73 ans, Azzedine Alaïa continue de faire briller dans le monde entier une élégance parisienne simple et impertinente. Il défend aussi une économie à taille humaine, partageant chaque midi sa table avec l'équipe de sa maison de couture. C'est dans sa cuisine qu'il reçoit les artistes et designers qu'il aime, et quelques rares journalistes. Car ce créateur, formidablement drôle, et même farceur à l'occasion, reste discret et réservé. Pour sa réouverture, le palais Galliera, musée de la mode de la Ville de Paris, lui consacre une superbe exposition. Le natif de Tunis revient sur son parcours en quelques savoureuses histoires.
Tout commence par votre grand-mère ?
Elle est sans doute la personne la plus importante de ma vie. C'est fou : les grands-mères sont souvent un point de départ. Ma mère est venue avec moi dans sa maison, elle y est restée quarante jours, et ma grand-mère lui a dit : « Maintenant, tu peux repartir avec ton mari. » Et elle a gardé l'enfant. Mes parents, cultivateurs de blé, étaient d'accord. Ma mère ne voulait pas que je reste à la campagne, elle disait que c'était mieux pour moi d'aller à l'école à Tunis.
Ma grand-mère était géniale ! Dans cette maison qu'elle n'a jamais quittée, sans savoir ce qui passait à l'extérieur, ne parlant même pas bien l'arabe mais un dialecte, elle nous a élevés, ma sœur et moi, de la façon la plus incroyable ! Pas d'éducation religieuse avant 7 ans ! Je ne l'ai jamais vue prier.
Mon grand-père maternel non plus. Il m'a amené au cinéma dès l'âge de 10 ans ; il me déposait pour la première séance au Ciné Soir, tenu par l'un de ses amis. Assis sur un strapontin, je restais jusqu'à la dernière. Je voyais quatre fois le film ! Je commençais par m'intéresser à l'image générale, puis aux décors, aux costumes, et enfin je me demandais quel rôle je pouvais jouer… J'essayais d'apprendre par cœur les dialogues. Je chantais, je dansais… C'est vrai ! Je me rappelle que Rita Hayworth, en robe de dentelle rouge, m'avait bouleversé. Et je me souviens aussi de Riz amer, avec Silvana Mangano. Quel moment ! En sortant, j'ai fait comme elle : j'ai retroussé mon short…
Alaïa, robe longue, P/E 1990.
Bandelettes en rayonne stretch.
© Ilvio Gallo, 1996.
Cette vision de Mangano, ses rondeurs vous conduisent à la sculpture…
Je suis sûr que tout vient de là. Mouler sur le corps, c'est comme sculpter. A l'école des beaux-arts de Tunis, le professeur de dessin m'a dit : « Vous, vous allez prendre la section sculpture. » Il trouvait sans doute que j'avais davantage de dons dans cette matière. Il a eu raison, car cela me plaisait. J'ai même gardé certains projets que j'ai réalisés là-bas. Dont un bas-relief de cheval que je serais bien incapable de reproduire aujourd'hui ! Et aussi le buste de Mme de Pompadour. Qui est ma favorite…
Comment passe-t-on de la sculpture à la mode ?
J'ai quitté la Tunisie pour apprendre la couture en France. J'étais fasciné par les robes de Dior et de Balenciaga que je voyais dans les magazines. Je les dessinais en essayant de comprendre où se trouvaient leurs coutures. La mère de mon amie d'enfance Leila Menchari [aujourd'hui décoratrice des vitrines Hermès, ndlr] connaissait une cliente de Dior, et lui a demandé de m'aider à y entrer. J'y ai passé cinq jours.
J'ai vu comment « piquoter » les revers des vestes, j'observais le chef d'atelier. C'était la veille des collections, il y avait une effervescence dans cette maison ! Et puis ils m'ont renvoyé ! Nous étions à la fin de la guerre d'Algérie, et ils m'ont dit que je n'avais pas de carte de séjour, alors qu'un Tunisien n'en avait pas besoin. Je n'avais qu'une vingtaine d'années. J'étais triste d'avoir été viré sans raison, je ne comprenais pas, je pleurais. Puis je suis parti chez Guy Laroche, où je suis resté près d'un an et demi.
“Je ne pensais pas du tout
devenir un styliste connu.”
Vous imaginiez déjà votre futur parcours ?
Non, je ne pensais pas du tout devenir un styliste connu, je voulais juste vivre à Paris. Leila Menchari, qui habitait rue Lord-Byron, m'a trouvé une chambre de bonne au rez-de-chaussée, que la concierge m'a louée. Quand elle sortait faire des courses, je gardais la loge. Je montais aussi le courrier. Puis ça s'est déclenché d'un coup. Tous les Parisiens que je connaissais m'avaient donné des papiers attestant que j'étais leur protégé, car les Nord-Africains étaient tout le temps arrêtés dans la rue.
Un après-midi, je suis allé voir Simone Zehrfuss, la femme de l'architecte Bernard Zehrfuss, qui habitait à côté, et la romancière Louise de Vilmorin est arrivée. Simone nous a présentés : « Voici Azzedine, un ami à nous qui apprend la couture. » Louise m'a dit : « Asseyez-vous à côté de moi, jeune homme. Azzedine Alaïa, c'est joli comme nom. Ecrivez-le-moi, pour que je ne me trompe pas. » Je lui donne le papier, elle le met dans son sac et me dit : « L'affaire est dans le sac. »
J'ai lié une grande amitié avec elle. Tous les samedis et dimanches, j'allais dîner dans sa maison, à Verrières. J'y ai rencontré des écrivains, des gens de cinéma… Pour quelqu'un qui arrivait de l'étranger, c'était une chance inouïe ! J'ai fréquenté Louise jusqu'à sa mort, je voyageais avec elle. J'étais étonné de l'attention qu'elle avait pour moi.
“Ma petite taille
m’a rendu service.”
Et les femmes commençaient à s'intéresser à votre travail ?
Oui, d'un coup j'étais devenu la coqueluche. Ma petite taille m'a rendu service : tout le monde me caressait la tête ! Plus grand, je n'aurais pas eu le même succès.
C'est ainsi que vous avez rencontré Arletty ?
Non, c'est plus tard, quand j'habitais rue des Marronniers, à Auteuil. Je commençais à avoir une clientèle « chic-issime ». Et un jour, un ami coiffeur est venu dîner. Il m'a dit : « Je dois partir coiffer Arletty, qui joue dans la pièce L'Etouffe-chrétien. » Je lui ai répondu : « Je viens avec toi ! » Car, la veille, j'avais vu le filmHôtel du Nord, au cinéma Le Ranelagh.
Arletty représentait vraiment pour moi la Parisienne, qui n'existe nulle part ailleurs. J'étais fasciné par sa voix, son allure, sa façon d'ajuster sa robe, et je voulais à tout prix la rencontrer. Mon ami l'a coiffée, m'a présenté, elle m'a demandé comment je m'appelais et m'a dit : « Avec ses deux A, au début et à la fin, votre nom est destiné à se retrouver sur une affiche ! » Elle a tout de suite voulu que je lui confectionne un petit paletot. Et comme elle habitait rue Raynouard, je n'avais qu'à traverser la rue pour me rendre chez elle. Puis elle m'a demandé un petit tailleur rose. Elle disait : le rose, c'est un fard, ça donne bonne mine, le soir.
Alaïa, robe drapée, P/E 1991.
Jersey de soie blanc.
© Ilvio Gallo, 1996.
Quel était son style ?
J'ai appris la mode avec les femmes. Ce que j'aimais, chez Arletty, c'est qu'elle ne mettait jamais de bijoux. Elle disait : « Je suis vierge de toute décoration ! » Et Louise de Vilmorin était l'opposée. L'une était de Courbevoie, l'autre de Verrières-le-Buisson, et les deux avaient du style.
Et Greta Garbo ?
C'est Cécile de Rothschild qui me l'a amenée. Je l'ai habillée plusieurs fois. Greta Garbo ne parlait presque pas. Elle était toujours en pantalon étroit du bas et en pull. Un grand pardessus, des lunettes, les cheveux tenus en arrière par un élastique, et une frange. Une femme d'une grande beauté. Il y a quelques années, ses affaires ont été vendues aux enchères à Los Angeles. J'ai reçu le catalogue, il y avait un manteau marqué « Alaïa-Garbo » ! Je l'ai acheté.
“La sophistication s’exprime aujourd’hui
d’une autre façon qu’hier.”
Au début des années 80, avec Thierry Mugler et Jean Paul Gaultier, vous rendez les femmes sexy. Comment avez-vous senti qu’elles en avaient envie ?
Quatre ou cinq de mes clientes donnaient le ton. Elles avaient le chic. Je n’avais pas les moyens de fabriquer des bijoux ou des chaussures, alors j’ai dit : « Les filles, on ramasse les cheveux en queue-de-cheval et on lance une mode parisienne. » Je pensais à Arletty et à sa formule : « vierge de toute décoration ». J’ai inventé une silhouette fine et sans falbalas, même si Mugler avait déjà commencé avec ses jupes serrées.
Quand on commence à aller dans une direction, on ne réfléchit pas. Mais plus on avance, plus ça devient difficile. J’ai plus de mal à faire une jupe droite aujourd’hui qu’à cette époque ! Parce qu’elle doit être serrée sans l’être, il faut que la fille puisse marcher avec. La sophistication s’exprime aujourd’hui d’une autre façon qu’hier.
Olivier Saillard, le directeur du musée Galliera, dit que votre travail s'apparente à la chirurgie plastique…
Une femme achète une robe pour être belle. Et mon métier est d'arranger la silhouette par la coupe du vêtement ou par les proportions. Si la cliente a le derrière un peu bas, j'essaie de le remonter un peu, c'est ça le travail d'un couturier !
Vous ne dessinez pas, vous créez directement sur un mannequin vivant ?
Ce n'est pas vrai, je dessine, figurez-vous. Pour garder la mémoire de mon travail. Je trace un patron sur papier-calque, je le découpe et je l'accroche avec une épingle sur une feuille. Ensuite, je démarre sur un mannequin d'atelier, mais il faut quelqu'un pour l'essayage. Car une femme marche, son corps bouge, et j'ai besoin de voir comment le tissu se comporte sur elle.
Alaïa, robe bustier, couture A/H 2003.
Bustier de cuir moulé et jupe en taffetas.
© Patrick Demarchelier.
Comment naît une collection ?
Je ne suis pas quelqu'un qui dit : j'ai telle inspiration. Ou : voilà la tendance. Je commence par les matières. Je pars d'un tissu existant, je fais tricoter des échantillons pour voir comment il rend. Ensuite, je demande par exemple un tricotage plus serré, ou un lavage. C'est toute une cuisine…
Votre couleur préférée ?
J'aime beaucoup les couleurs, mais le noir est reposant. On peut le porter tous les jours. Un vêtement rouge finit par fatiguer l'œil. En revanche, j'aime quand les femmes âgées sont en clair, c'est plus doux. Le noir est un peu dur pour elles. Sauf si elles ont une forte personnalité.
Les clientes ont-elles changé ?
Oui, une fille peut mettre des baskets avec la robe du soir la plus insensée. Autrefois, c'était impossible. Il y avait des critères précis. On ne pouvait pas porter une robe brodée le matin, par exemple. Et la couture devenait ennuyeuse, bourgeoise à fond. Mais, dans les années 80, Comme des garçons et Yohji Yamamoto sont arrivés et ont tout bouleversé. Il ne fallait plus jeter les vêtements troués ou bouffés par les mites : ils étaient devenus indispensables ! Tout comme les bas filés, alors qu'avant une femme ne pouvait pas sortir dans la rue avec. Aujourd'hui, on peut même en acheter !
Alaïa, robe courte, A/H 1981.
Jersey de laine noire, zip métallique argent enroulé autour de la robe, encolure bateau et manches à pointes.
© Ilvio Gallo, 1996.
Depuis les années 90, la mode a pris une autre dimension…
Un jeune qui débute est obligé de s'associer un jour ou l'autre avec un industriel. Quand j'ai commencé, on pouvait présenter quatre vêtements dans une chambre de bonne, et les gens venaient, s'intéressaient. Aujourd'hui, c'est fini. Et depuis l'arrivée des groupes financiers, il existe une faiblesse dans la création. Partout. On demande trop, trop de collections. Aucun styliste ne peut en créer huit ou neuf dans l'année.
Moi, quand j'ai une idée dans l'année, j'allume des bougies dans toutes les églises du quartier et je remercie Dieu de me l'avoir donnée. Je suis comme un cow-boy, avec mon lasso, je cours derrière l'idée, et quand je l'attrape je ne la laisse pas passer ! Il faut que ce système change. C'est devenu infernal, plus personne ne peut faire son travail à fond ! Et pendant ce temps, on organise de grands spectacles qui coûtent des fortunes, juste pour montrer des robes !
Ces défilés n'existaient pas déjà dans les années 80 ?
Non, à cette époque-là, l'air du temps était naïf et léger. Les filles sautillaient, dansaient, c'était comme une fête. Avec l'arrivée de Comme des garçons, les défilés sont devenus plus militaires, mais cette approche collait à leurs vêtements. Les années 80 se sont terminées sur une note gravissime, avec le sida, qui a éteint l'enthousiasme. Ensuite, de gros moyens sont entrés en jeu. Mais il faudrait calmer le jeu, revenir à deux saisons. Un créateur a besoin de six mois pour travailler et réfléchir. En quinze jours, on ne peut pas.
Vous avez une passion pour le design. On trouvait déjà des meubles de Jean Prouvé dans votre chambre de bonne…
Oui, Simone Zehrfuss me les avait donnés. Son mari a travaillé avec Prouvé, et elle possédait beaucoup de meubles de lui. J'avais le lit une place, la table, un fauteuil, et même la bibliothèque dite « Tunisie » ! En partant, je les ai laissés en pensant que ce n'était que du bois.
Bien plus tard, au début des années 80, je vais me promener aux puces, où je ne mets jamais les pieds, je vois une table, et je crois que c'est la mienne ! Et la bibliothèque aussi. Je me renseigne, c'était le galeriste Philippe Jousse, qui venait d'ouvrir. Je demande le prix à sa femme, et sa réponse me donne presque la migraine ! Je sors et je me dis : « Que Dieu me pardonne, quand je pense qu'avec mon innocence et ma bêtise j'ai cru que ces meubles ne valaient rien du tout ! »Alors je suis retourné dans la galerie, et ils m'ont fait un prix…
Vous continuez à douter de vous ?
Toujours. J'ai l'impression que mon travail n'est jamais achevé…
Azzedine Alaïa en quelques dates
1940 Naissance à Tunis.
1957 Arrivée à Paris.
1965 S'installe rue de Bellechasse.
1979 Première collection griffée.
1984 Reçoit deux oscars de la mode.
1989 Habille Jessye Norman, qui chante La Marseillaise lors du bicentenaire de la Révolution.
2000 Alliance avec Prada.
2007 Rachète ses parts à Prada et s'associe à Richemont.
2013 Exposition au palais Galliera.
Azzedine Alaïa est mis à l'honneur au palais Galliera, jusqu'au 26 janvier 2014.