Shakespeare était-il juif?
Etude du livre anglais de Ghislain Muller par Danièle Frison Professeur émérite de l’Université Paris-Ouest-Nanterre La Défense.
Traduit en français par notre Sœur Gilberte JACARET
Pourquoi écrire un nouveau livre sur Shakespeare et en particulier une biographie alors qu’on en a écrites de si nombreuses et que toute nouvelle perspective semble avoir été examinée ?
Pendant longtemps, l’étude sur l’identité de Shakespeare s’est faite dans une perspective chrétienne: aucun des spécialistes de Shakespeare n’a osé aller plus loin que suggérer que Shakespeare était un crypto- catholique dans une Angleterre forcée de se conformer à la religion protestante nouvellement établie.
Cependant, depuis maintenant longtemps des spécialistes de Shakespeare se sont disputés sur la nature exacte de son catholicisme.
Mais personne n’a osé lancer une hypothèse aussi audacieuse que celle avancée par Ghislain Muller dans ce livre où il affirme que Shakespeare était, en fait, un juif, mais un juif caché.
Jusqu’à présent, les critiques de Shakespeare ont discuté du message de Shakespeare dans Le Marchand de Venise. Est-ce une pièce antisémite ou l’argument de Shylock sur son humanité et son droit de revanche est-il un essai de réhabiliter l’image des juifs dans la littérature anglaise après tant de représentations antisémites ?
Tout récemment, Yona Dureau figure parmi les premiers critiques à prouver que les travaux de Shakespeare comprenaient en effet plus d’éléments de culture hébraïque que les seules figures de Shylock, Rébecca, Tubal et les quelques références à la façon de vivre juive contenue dans Le Marchand de Venise.
Son dernier livre, Shakespeare et la Cabbale chrétienne se concentre sur ce que Shakespeare doit à la Kabbale chrétienne.
Elle démontre qu’un nombre d’énigmes trouvées dans Richard III, Jules César, Comme il vous plaira et La Douzième Nuit sont des jeux de mots ou des messages kabbalistiques codés et qu’Antoine et Cléopâtre, La Douzième Nuit et Richard II se développent sur des thèmes kabbalistiques.
Ghislain Muller va encore plus loin : il suggère que non seulement Shakespeare avait une très bonne ou tout au moins assez bonne connaissance de la culture juive mais qu’il était lui-même juif.
Mettant de côté le problème controversé de savoir s’il y avait des juifs qui résidaient d’une façon permanente sur le sol anglais après l’expulsion générale de la communauté juive ordonnée par Edward I en 1290, une chose est certaine : il y avait des juifs en Angleterre sous le règne d’Elizabeth.
L’existence d’une petite communauté juive pendant les XIV et XVème siècles se confirme par le simple fait qu’il y eut une seconde expulsion sous le règne d’Edouard III en 1358 et que la Domus Conversorum (ou Maison des Juifs convertis) ne fut jamais vide.
Il se peut que quelques membres de la communauté juive soient restés cachés en Angleterre après 1290. Cependant, des recherches dans les archives sur la dernière centaine d’années montrent qu’il est évident qu’un certain nombre de juifs étrangers arrivés au compte-goutte en Angleterre après cette date s’était joints à eux.
Ce fut après 1492 que le nombre de Juifs présents en Angleterre augmenta considérablement. Presque tous ces juifs élisabéthains étaient des marranes, ou nouveaux chrétiens c’est-à-dire des juifs d’origine espagnole ou portugaise qui avaient été forcés de se convertir au christianisme à cause des persécutions de l’Inquisition et qui, à la fin, avaient été chassés d’Espagne et du Portugal. La plupart des marranes espagnols et portugais avaient fui vers le nord et trouvé refuge à Amsterdam mais certains s’étaient installés à Londres.
Comme le suggère Cecil Roth, on les considéra probablement comme des réfugiés protestants. C’était un déguisement évident dans un pays nouvellement protestant.
La plupart était des marchands et les habiles commerçants étaient utiles en Angleterre. Mais c’est surtout la reine qui les protégeait car, grâce à leurs relations internationales, ils devenaient une source précieuse d’informations et de renseignements pour le gouvernement anglais dans sa guerre avec l’Espagne.
Malgré tout, ces juifs devaient cacher leur identité et leur origine véritables et ils ne pouvaient pratiquer ouvertement leur religion parce que, entre autres, l’Angleterre du XVIème et début du XVIIème siècle ne permettait pas officiellement aux juifs de s’installer sur son sol. (Sous le règne de la reine Elisabeth, l’acte d’expulsion de 1290 n’ayant pas été détruit, il demeurait toujours en vigueur).
Ces réfugiés marranes assistaient donc au service religieux officiel le dimanche pour éviter de payer des amendes et surtout pour qu’on ne s’immisce pas dans leur commerce quotidien.
La thèse de Guislain Muller est que Shakespeare était un de ces crypto-juifs et que, tout le long de sa vie, il prit toujours soin de cacher ses origines juives. Comme plusieurs juifs lettrés célèbres tels que Sidney Lee, Lucien Wolf, Charles Jasper Sisson et Cecil Roth l’ont prouvé, tous les juifs qui vivaient dans l’Angleterre élisabéthaine étaient obligatoirement des crypto-juifs.
Les érudits nommés ci-dessus ont aussi soutenu que même si la plupart de ces Marranes assistaient au service religieux protestant le dimanche par mesure de sécurité, dans le privé, ils continuaient à pratiquer en secret la religion de leurs pères.
Sur la base d’un nombre de documents officiels auxquels, jusqu’à ce jour, ou bien on n’avait prêté aucune attention ou bien donné aucune explication, ou bien encore, ce qui est pire, qui furent intentionnellement ignorés ou mal interprétés, Ghislain Muller arrive à nous convaincre du fait que le père de Shakespeare était l’un de ces crypto-juifs. Il va même plus loin et démontre que le père de William Shakespeare non seulement était de descendance juive mais qu’il fut aussi élevé dans la foi juive et que les soi-disant « années perdues » de Shakespeare furent, en fait, celles où son père quitta son commerce, sortit son fils de l’école et lui donna une éducation juive.
L’étude détaillée menée ici sur les amis et les connaissances du poète à Londres et tout spécialement les rapports étroits qui le liaient à la famille Bassano, suggèrent qu’il faisait parti des cercles juifs.
Sa vaste culture en dépit du fait qu’il ne possédait pas de livres- fait qui, selon Ghislain Muller, était intentionnel- et son goût presque invétéré pour le déguisement, semblent témoigner de son besoin et de son désir de soigneusement cacher ses origines.
Le blason qu’il avait choisi avec son père, une fois déchiffré, semble aussi révéler le même secret.
De même, la retraite du poète à Stratford à la fin de sa vie, aussi bien que la manière dont est libellé son testament tend à confirmer le fait que ce n’était pas un vrai chrétien.
Enfin, l’enterrement de Shakespeare fait non pas à l’abbaye de Westminster comme pour les poètes les plus célèbres ou les moins célèbres mais dans une tombe discrète à Stratford peut être interprété comme une nouvelle preuve que c’était un crypto-juif, d’origine juive, et que, de même que les autres crypto-juifs qui vivaient à Londres, les autorités élisabéthaines le savaient.
Ghislain Muller suggère que, plus tard, les autorités et peut-être même quelques spécialistes de Shakespeare étaient aussi au courant des origines juives de Shakespeare. Ce serait quand le génie de Shakespeare fut reconnu et que le poète de Stratford devint une icône de la littérature qu’on fit tout pour effacer toute trace de ses origines juives et qu’on en fit un héros national de pure souche anglo-saxonne.
Le livre de Ghislain Muller est non seulement une étude érudite, fruit de longues recherches détaillées fondées sur une sérieuse évidence documentaire qui soutient une hypothèse convaincante.
C’est aussi un livre très provocateur et agréable, révélateur de bien des choses non seulement sur Shakespeare mais aussi sur la vie au temps de Shakespeare.
Chaque chapitre et presque chaque page met en lumière une autre pièce qui complète le puzzle de la vie de Shakespeare et fournit plus d’évidence au fait que vraiment Shakespeare était le fils d’un juif et un juif lui-même. Cette nouvelle lumière projetée sur le mystère de la vie de Shakespeare et sa vraie identité ouvrent de nouvelles perspectives sur la critique littéraire de son travail.