Les Communautés Israélites du Sud Marocain
En février 1956, le nouveau gouvernement marocain met en poste ses chefs de provinces. Celui de Marrakech —l'amel Sqali — édicte, parmi ses toutes premières décisions administratives, l'aménagement de la célèbre place Djema-El-Fnaa en parking pour camions. Son arrêt porte' envol des utilisateurs ordinaire de cette place (conteurs et danseurs, magiciens et mendiants) a leurs lieux d'origine ou bien a des occupations « utiles ».
Ce geste affirme la volonté révolutionnaire du nouveau Maroc, son orientation vers des activités de style occidental. Il éclaire, en même temps, l'attitude d'une partie de l'opinion publique vis-à-vis des modes anciens d'expressions de l'esprit populaire.
L’élite actuellement au pouvoir fait profession de dédain a l'égard des activités artistiques et ludiques de types anciens.
Ces « iconoclastes » ne sont qu'une minorité mais ils agissent dans le sens de l'histoire: la disparition des baladins de la place Djema-El-Fnaa était inscrite — selon l'expression forte de Guez de Balzac — dans le « train fatal des choses mondaines ».
Avec eux, et sous nos yeux, se dispersent les trésors folkloriques du Sud marocain.
La fraction juive du peuplement indigène du Sud devrait être la moins affectée par cet esprit nouveau. Dans le sens ou Peguy écrit plaisamment que si un homme de 40 ans doit être appelé quadragénaire, celui de 50 ans peut être dit « historien »...dans ce sens, tout Israélite du Sud mérite cette appellation : révocation d'événements passés et de personnages disparus « meuble » les conversations et surtout, les gestes quotidiens s'inspirent de souvenirs collectifs. Les populations juives du Sud montrent un attachement, une fidélité exemplaire aux usages et coutumes de leur passe : A Sidi Rahal, le président de la communauté déclare qu'il aimerait mieux voir son fils mourir que de le voir se raser les joues; lui-même, commerçant avisé et esprit fort, s'accoutre à l'européenne à Marrakech, mais il est hors de question qu'il revête chez lui, au village, aucune pièce vestimentaire non traditionnelle
Son magasin est éclairé a l'électricité mais son épouse cuisine sans allumettes, concasse les amandes avec un noyau de silex...L'anachronisme généralise de ces mœurs trahit la soumission des comportements humains a des impératifs spirituels ; les techniques sont
figées par conformisme a l'égard d'archétypes inspires d'une certaine conception de l'homme et de ses rapports avec la divinité. La volonté de maintenir les modes de vie issus de cette conception fait des mellahs du Sud des conservatoires d'outils et d'idées, des musées vivants.
La révolution en cours au Maroc les ébranle assez peu a cet égard ; les Juifs marocains sont accoutumes aux changements de régimes politiques; les bouleversements de cet ordre renforcent plutôt leur conviction de détenir, eux, le secret de la stabilité, les recettes de la sagesse.
Les événements contemporains les affectent cependant : ils achèvent leur déracinement entrepris par la misère économique et par la propagande sioniste. Les juiveries rurales se vident au bénéfice surtout de Casablanca qui abrite la moitie des Juifs marocains en 1957; cependant que les mellahs urbains du Sud dispersent leurs élites et se recroquevillent dans un attentisme sans espoir.
Les traditions juives perdent donc leurs fidèles ; leurs autels s'éteignent faute de servants: Marrakech n 'a plus qu 'un seul conteur juif. Encore n’est ce pas un professionnel. Beaucoup de ces conservatoires de formes archaïques où je suis entre — premier et dernier Européen —ne sont plus que ruines et cimetières.
Comment définir l'esprit qui les animait ? Mon propos n'est pas de tenter cette définition par voie d'analyse, mais par présentation des principaux éléments du folklore sous leur forme la moins élaborée : publication de textes, description de pratiques. II m'a, toutefois, fallu sélectionner... Quels sont les principaux éléments du folklore, c'est-a-dire les faits les plus représentatifs de l'esprit populaire ?
Eh bien, tels qu'ils Se voient — ou tels qu'ils voudraient être vus ? — ces Juifs sont d'abord les champions d'une métaphysique, des humains singularisés par un contrat avec la divinité. Les pièces les plus importantes de leurs archives sont donc des témoignages de spiritualité, des comptes rendus d'actes méritoires sur le plan religieux, le plus méritoire étant la confession par le martyre.
Chaque communauté juive du Sud marocain s'enorgueillit d'un martyrologe. Celui d' 0ufrane (ou Ifrane de l'Anti-Atlas) est une vraie légende dorée, par la quantité des faits rapportes (le nombre de confesseurs, la puissance des miracles accomplis),leur subordination a l'intention démonstrative (Dieu est etabli par les prouesses de ses champions — les Saints —, la chaine des Témoins de Dieu est ininterrompue depuis les fondateurs de la Cite jusqu'aux actuels gardiens du Sanctuaire, le rabbin Ifergan et ses coreligionnaires.
La communauté israélite d'Oufrane repose donc sur le souvenir de ces prouesses et sur la détermination de maintenir, de perpétuer l'Alliance). Enfin ces chroniques séduisent par la puissance émotive de l’expression : le récit dit des Nisrafim, c'est-à-dire des « Martyrs » s'élève par endroits au ton de la Geste : « ... Alors, comprenant que la sentence est d'origine divine, ils l'acceptent avec joie, s'encourageant les uns les autres... Les Musulmans s'émerveillent devant des hommes qui, par amour pour leur foi , viennent au bucher immense qui se consume non loin de la et dont la seule vue suffit a plonger dans la terreur et a faire claquer des dents... »
La première importance de ce thème folklorique réside dans la sacralisation qu'il opère — des êtres et des choses. Chaque communauté — celle d'Oufrane étant typique — se constitue en haut lieu de l'Esprit, c'est-a-dire du Judaïsme ; elle érige ses hassidim (hommes particulièrement pieux) en intercesseurs de haut rang, son cimetière en lieu de pèlerinage et ses coutumes en lois.
Par voie de conséquence, chaque communauté se constitue en camp retranche : le précepte qui s'y applique le plus fermement s'énoncerait : «Ne fais pas ce qu'ils font»
(« Ils » désignent les non-Juifs) : le costume qui détone dans le paysage et entrave les mouvements — l'alimentation qui fait fi des commodités et des incommodités du ravitaillement local — ne sont pas ressentis comme des gènes, mais comme des privilèges.
Le « peuple a la nuque raide », comme il est dit dans l’Ancien Testament, renchérit sur les obligations de sa Loi et s'engage dans une singularité absurde et presque intenable dans l'ordre temporel, mais héroïque — et espérée bénéfique — sur le plan mystique.
Si engages soient-ils dans la ségrégation, les Juifs du Sud n'échappent pas tout a fait a la commune condition de l’indigénat local. Cela se marque bien dans les proverbes, les dictons. Le manque d'originalité de ce compartiment du folklore juif n’étonnera aucun parémiographe ; que la paix entre les nations, la Concorde entre voisins, les bienfaits du travail, les vertus de l’économie inspirent les mêmes pensées et que les modes d'expressions varient peu.
La richesse paremiologique de l’Afrique du Nord relève d'ailleurs d'un petit nombre de sources dont la plus importante se situe dans les livres sapientiaux de la Bible et plus précisément dans la première partie du Livre des Proverbes — le canal introducteur de la sagesse salomonienne dans le Maghreb étant — au rebours du vraisemblable — 1'Islam plutôt que le Judaïsme. Quoi qu'il en soit, quelques douzaines seulement des proverbes en usage dans les mellahs paraissent indiscutablement juifs ; presque tous les adages relatifs aux comportements sociaux sont communs à juifs et berbères.
Le jardin le plus secret des Israélites s'est laisse ensemencer de plantes étrangères ; beaucoup de leurs croyances et une infinité de leurs pratiques religieuses jurent avec les dogmes et les rites du Judaïsme : les Juifs de Bou-Izakarene jeunent pendant le mois du Ramadan , selon le rite islamique ; ceux de Demnate sacrifient aux fontaines de l'Imin Ifrit , ils célèbrent en grand arroi les fêtes de l’eau et du feu selon les rituels du paganisme préislamique ; tous révèrent non seulement les démons de la tradition talmudique (Lilith, Astaroth, etc.) mais les légions de la demologie berbère; toutes les demeures contiennent le Chadai, d'orthodoxie mosaïste, mais aussi les talismans d'exorcisation et de protection qui revêtent mille formes (parchemins, bijoux, scapulaires, représentation du chiffre 5 sur le seuil) .
La magie est d'usage courant sous des formes complexes : rites de divination et de dépersonnalisation ; guérison par application, constatée au village d'Ouled Mansour, d'une photo du général de Gaulle.
Le gout du mythe — auquel l'aridité de sa vie condamne peut-être ce peuple — s'alimente à toutes les sources. La perméabilité inconsciente de la spiritualité juive, sa capacité d'absorption de mythes aberrants (par rapport au Judaïsme) équivalent sa tendance au repli sur soi, a l'isolement. Elles l’équivalent quantitativement, c'est-a dire quant a la multiplicité des manifestations ; qualitativement, c'est à dire comme expression de sa nature, comme révélation des tendances profondes de l'esprit populaire. La contradiction entre ces faits n'apparait qu'à l'observateur européen ; les Juifs du Sud ne mesurent pas ce qu'une résidence de mille ans ou plus en pays non-juif a déposé dans leurs esprits ; ils ne mesurent pas à quel point ils ne sont pas seulement ce qu'ils croient être, c'est-a-dire les produits d'une Foi, mais ceux d'un milieu humain. Paradoxalement peut-être, leur Foi qui se veut : barrière —refuge — les prédispose a se soumettre a tous les mystères à escompter ou à solliciter l'intervention de tous les agents du surnaturel ; de même que leur condition économique et sociale, leur ignorance intellectuelle, les inclinent devant toutes les puissances temporelles. Ils essaient de se concilier les unes et les autres en acceptant toutes les charges, accomplissant docilement tous les gestes supposés propitiatoires. Paradoxalement, leur besoin de se retrancher, de s'isoler entre Juifs derrière la haie de la Thora, aiguise leur capacité d'acceptation du monde extérieur, d'accommodation aux exigences du milieu.
En sorte que commençant mon propos en prônant la singularité de l'esprit populaire et le continuant par des témoignages de sa participation à la vie non-juive, la tentation me vient de le clore par une reconnaissance de la capacité d'universalité de cet esprit. La variété de ses acquisitions et la rapidité de leur assimilation éclatent en effet. En proposerai-je quelques exemples ? : Le Conte des Fils du Roi reprend — fond et forme — un élément indiscutablement berbère. Les contes de fées sont d'ailleurs aussi rares dans le folklore israélite que nombreux dans le folklore berbère, et leur reprise ne varietur peut s'y interpréter comme un signe de médiocre intérêt des mellahs pour cette forme d'affabulation. Parmi les récits hagiographiques, la légende des sept rabbins miraculeux de Safi, offre un bon exemple d'adaptation — a petits frais— d'un thème œcuménique, celui des Sept Dormants, qui donna lieu, en aout 1956, à des rassemblements de croyants de diverses confessions en des lieux varies : Grèce, Algérie, Bretagne, etc.
Les activités ludiques se proposent comme indication d'un canal d'introduction des innovations contemporaines. Dans les communautés où aucun adulte n'oserait tailler sa barbe ou troquer sa calotte contre un chapeau , les enfants reçoivent (a partir de 1949, 1950) des jouets mécaniques, des poupées de bazar ; ils préludent a leurs parties par des comptines en français (boule de plomb, boule de fer) ; les adolescents connaissent le football et le Monopoli; les gens d'âge jouent a la canasta , fument des Philipp Morris, écoutent la radio. Les citadins aisés dressent l’arbre de Noël et la crèche du petit Jésus (avec désintéressement de leur sens religieux mais avec l'intention appuyée d'initier leur progéniture aux comportements de la société européenne) ; alors qu'à la génération précédente l'expression « Que ton fils joue au ballon ! » s'échangeait entre commères comme une malédiction (c'est-a-dire avec le sens « que ton fils soit retranché de la communauté »). Cela ne porte pas à dire que l'avenir des mellahs se préfigure dans leur activité ludique : celle-ci tient trop peu de place dans les préoccupations d'une humanité chétive, cernée par la misère. Au plus, lirons-nous, dans ces innovations contemporaines, certaines des ambitions de révolution en cours. Sans oublier d'y voir surtout la manifestation actuelle d’un trait permanent de l'esprit populaire juif : ce qu’il prend avec le plus de facilite aux autres sociétés, ce sont les activités de luxe (Barnum et Pinder en tournée a Marrakech et Safi n'y montent pas leur chapiteau en ville européenne, mais au contact de la médina et des mellahs). Quels que soient le prix des places et la misère du mellah, mille petits Juifs assistent a leur première représentation... II y aurait quelque naïveté à s'en étonner.
Encore que cette participation aux activités ludiques universelles contredise l'affirmation orgueilleuse souvent entendue : « Nous autres Juifs, nous ne copions rien, nous n'imitons rien nous sommes Juifs, rien que Juifs ». La coexistence de la volonté de ségrégation et de la capacité d'emprunt, est l’un des traits appuyés de cet esprit populaire.
Ce qui se voit moins, dans le folklore, ce qui ne s'en voit pas du tout dans mes textes. Ce sont les lacunes ou plutôt les vides : le folklore des juiveries du Sud ne, possède ni musique, ni chants, ni danses, ni architecture, ni mobilier ; les rares manifestations de ces arts populaires qui puissent s'y observer ne sont que des copies occasionnelles d'usages arabo-berbères ou français, ou, depuis quelques années, israéliens.
De telles lacunes disposent à taxer de pauvreté le folklore des communautés israélites du Sud. De même l’étendue de ses emprunts à des collectivités voisines et de sa participation aux thèmes universels portent à le créditer d'une mince originalité.
Ces absences et ces déficiences paraissent significatives de la prépondérance des activités mentales, c'est-a-dire qui n'aboutissent pas a des réalisations matérielles, qui demeurent des jeux de l’esprit et du verbe, non contraries par l’ignorance étendue des lois du concret et par l’extrême pauvreté. Sur ce dernier point, on observe qu'un dénuement presqu'égal n'interdit pas ces activités-la aux non-Juifs de ces mêmes pays : les chleuhs de la montagne chantent et dansent aux sons d'instruments rustiques, les Draoua des oasis élèvent de somptueux édifices de boue séchée. Mais ils ne montrent pas et peu de sociétés témoignent aux valeurs spirituelles l’attachement, le culte que leur rend l'esprit populaire juif.
Immédiatement après la vie des héros et des saints, j'ai relevé des propos coutumiers relatifs à la soif de richesse et de considération, aussi les expressions scatologiques, les injures a v e c lesquelles en s'entredéchire entre les coreligionnaires, avec lesquelles on se salit entre voisines. Ils expriment évidemment une part de l’âme collective ; la part du Diable, si l’on veut (ce Diable, si haut personnage en milieu israélite, que jamais on ne l’y nomme). Mais la part de Dieu est plus grande. Je récuse le dessein qui pourrait m'être prête de tracer le portrait des Juifs du Sud d' après leur folklore mais un élément important de leur état, ne pouvait guère être présenté autrement — autrement que par la notation fidele de ses entreprises. Sur le fond de misère physiologique, économique et politique que je décris par ailleurs (1), c'est leur volonté — eux pensent « leur mission » — de serviteurs de l'Esprit.
Pierre FLAMAND.
(Pierre Flamand)
M. Pierre Flamand, directeur de L’École Normale d'instituteurs d'Ain-Sebaa à Casablanca, a soutenu brillamment en Sorbonne, en juillet dernier, une thèse de doctorat d’État ès-lettres, sur « les Communautés israélites du Sud marocain ».
Information Juive – N°92 – Novembre 1957