Vers un premier pays arabe démocratique ? (info # 013001/14) [Analyse]
Par Ilan Tsadik ©Metula News Agency
Les Printemps arabes qui avaient commencé il y a trois ans en Tunisie se terminent en cette fin janvier, en Tunisie également, par le retrait des islamistes et l’adoption d’une constitution démocratique. On peut y voir soit la victoire, soit la récupération de la révolution tunisienne, qui a réussi à la fois à se débarrasser du dictateur Ben Ali et du projet du parti islamiste Ennahda [mouvement de la renaissance] d’imposer au pays la charia, la loi coranique.
Plus important encore, la nouvelle constitution – dont les détails n’ont toujours pas été rendus publics – a été votée par les parlementaires tunisiens, certes après de très longues discussions, mais sans intervention étrangère directe. Si les choses se concrétisaient avec la réalisation du projet d’organiser cette année encore des élections présidentielles libres et démocratiques, suivies d’élections générales, ce petit pays maghrébin, et ses onze millions d’habitants, deviendrait le premier Etat musulman authentiquement démocratique.
Encore plus important : le renversement de Ben Ali, même s’il a conduit à trois années de désordres, à des violences contenues et à quelques assassinats politiques, n’a jamais dégénéré en guerre civile, comme celles qui ravagent la Libye voisine, le Yémen, la Syrie et l’Egypte. On le doit à la tradition de non-violence des Tunisiens, à l’autodiscipline de l’Armée, de la police et des services secrets, qui ne se sont pas mêlés de politique, à la proximité économique et politique avec l’Europe, mais surtout, à l’attachement des habitants pour leur pays.
On a aussi observé que les islamistes ne possèdent pas les capacités de gouverner un pays moderne. Bien que disposant de la majorité des sièges à l’Assemblée Constituante, ils ont finalement accepté de quitter le pouvoir, ce que le leader d’Ennahda a qualifié de "choix éthique".
Dans la nuit de mardi à mercredi dernier, un gouvernement d’indépendants, dirigé par l’économiste Mehdi Jomaâ – un ex-dirigeant du pétrolier français Total – a obtenu la confiance de l’Assemblée et de sa majorité islamiste grâce à 149 voix pour, 20 contre et 24 abstentions. Il a nommé à ses côtés aux postes clés un économiste issue de la Banque Africaine de Développement, Hakim Ben Hammouda, aux Finances, et un ancien ministre et fonctionnaire onusien aux Affaires Etrangères.
M. Jomaâ s’est fixé comme objectif immédiat de "rétablir la sécurité face au terrorisme" [islamiste, lié à Al-Qaeda, menant des opérations de guérilla et des assassinats à partir des montagnes proches de la frontière algérienne et attelé à la désorganisation de la société civile]. Autres priorités : relever l’économie et endiguer les conflits sociaux qui surgissent un peu partout comme les champignons après l’averse.
La nomination du cabinet Jomaâ a été rendue possible par l’adoption, dimanche dernier, d’une constitution ; constitution, dont on sait qu’elle reconnaît l’islam en tant que religion officielle, mais qu’elle admet également la liberté de conscience et de croyance, ainsi que l’égalité des droits des hommes et des femmes.
C’est une victoire des députés, qui, à l’issue du vote historique se sont enlacés, ont dansé et chanté dans la salle du parlement, des laïcs, qui ont éloigné la charia du pouvoir, et, dans une moindre mesure, de la minuscule communauté israélite, qui avait souffert durant l’expérience islamiste de mille menaces et invectives proférées par des prédicateurs contre ses membres et de l’intention d’interdire à vie toute relation avec Israël.
Mais les cabinets précédents, ceux des ennahdaïstes Hamadi Jebali et Ali Larayedh, s’étaient montrés très mous dans leurs tentatives de contrer la violence terroriste ainsi que les assauts ultra-salafistes visant à confisquer les droits libertaires. Les assassinats, impunis par les islamistes, de deux dirigeants de l’opposition, l’an dernier, avaient secoué le pays, mettant en évidence l’urgence qu’il y avait à éloigner Ennahda des affaires.
On doit probablement beaucoup, dans l’acceptation d’Ennahda de faire place nette, au vieux routier de la politique qu’est l’avocat Béji Caïd Essebsi. Celui-ci, âgé de 87 ans, fut déjà ministre de la Défense, des Affaires Etrangères et de l’Intérieur sous la présidence d’Habib Bourguiba.
Entre le 27 février et le 24 décembre 2011, on lui confia le portefeuille provisoire de 1er ministre, mais il dut céder sa place au secrétaire général d’Ennahda après le succès islamiste à l’Assemblée Constituante. L’Année suivante Essebsi créa le parti politique Nidaa Tunes, l’Appel de la Tunisie, qui s’empressa de réunir l’opposition dans une coalition appelée "Union pour la Tunisie".
Caïd Essebsi obtint ainsi la puissance nécessaire pour s’opposer aux islamistes et devenir leur interlocuteur privilégié. A ce titre – et c’est une information de nos correspondants permanents à Tunis – il organisa une rencontre secrète à Paris avec le "patron" d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, durant laquelle les modalités de la constitution et de la transition furent fixées.
Dès leur retour, les débats à l’Assemblée devinrent plus positifs et la recherche de solutions s’accéléra. Cela fut notamment rendu possible par la mise sur pied par les deux hommes d’une "Commission de Consensus" efficace, qui intervenait chaque fois qu’une impasse se dessinait afin de rapprocher les points de vue.
On parle de plus en plus de la candidature de Béji Caïd Essebsi pour la présidence, et il se dit même qu’Ennahda s’abstiendra de présenter un candidat face à lui durant les présidentielles.
Mais les bonnes nouvelles actuelles, dont on se réjouit aux quatre coins de la planète, ne signifient nullement que les islamistes aient abandonné la partie. Même si le vent semble avoir tourné, ils resteront présents en force aux prochaines législatives. De plus, ils pourraient bénéficier des divisions qui continuent de persiller le front désuni des séculiers.
Reste qu’avec l’adoption de cette constitution non-islamiste, qui promet sans doute et entre autre un réveil du tourisme et du tourisme médical, grosses sources de revenus du pays, les Printemps marquent le pas dans tout le monde arabo-musulman. Et s’il est vrai que, dans un premier temps, par réaction contre les anciennes dictatures pro-occidentales et par manque d’expérience démocratique, ce furent des élections qui placèrent les islamistes au pouvoir en Tunisie et en Egypte, c’est également par des processus légitimes qu’ils en sont désormais éloignés ou en passe de l’être.
Le reste du monde avait sous-estimé la volonté des habitants de ces pays de ne pas être gouvernés par la charia et ses provisions datant d’avant le Moyen-Age. En Europe et aux Etats-Unis, on pensa à tort que la vague verte n’était pas endiguable, et qu’il faudrait transiger pour des décennies avec des mouvements comme les Frères Musulmans, Ennahda, ou encore l’AKP d’Erdogan en Turquie. Leurs dirigeants aussi en étaient persuadés, mais Mohamed Morsi croupit désormais en prison, Ghannouchi se retrouve dans l’opposition et Erdogan voit son pouvoir de plus en plus contesté.
Rachid Ghannouchi vient de clamer que "la Tunisie devrait être un modèle pour la région", et que "ces progrès de la démocratie en Tunisie devraient avoir un effet positif sur les autres pays du Printemps arabe".
Avec les leaders islamistes, il est toujours difficile de savoir s’ils sont sérieux ou s’ils plaisantent. Parce que la démocratie n’a jamais intéressé ces partis ou organisations autrement que pour se saisir du pouvoir et pour s’y accrocher ensuite. Chacun de ces dirigeants a, au moins une fois, déclaré que l’islam passait avant la démocratie.
Or la démocratie s’est rebiffée, de même que ces sociétés qui ont refusé de cacher leurs femmes derrière des rideaux et des masques. Et il est certain que l’exemple tunisien est suivi de très près par l’ensemble du monde arabo-musulman. Si l’exemple fait à nouveau tache, ce sera l’humanisme et la démocratie qui en bénéficieront, et non pas l’islamisme qui est leur ennemi juré. Et qui demeure incompatible avec eux, quoi qu’ait pu en dire le Président François Hollande à Tunis.