Chagrin et nausée
Journaliste indépendante
Hier j'ai posté deux textes sur mon mur Facebook, celui de David Grossman paru dans Libération, "la droite n'a pas seulement vaincu la gauche, elle a vaincu Israël" et celui de Kamel Daoud: "Ce pourquoi je ne suis pas solidaire de la Palestine". Je l'ai fait non pour établir une quelconque équivalence dans le conflit mais parce que tous deux parlaient d'une même voix; la leur.
Dans ce conflit tout est inégal et disproportionné. Israël occupe des territoires qui ne sont toujours pas une nation. Près de 50 pays musulmans n'ont rien de plus urgent que souhaiter depuis sa création la disparition de l'Etat juif. Plus petit que la Bretagne, Israël suscite plus de passions et de haines que l'ensemble des autres conflits de cette planète...
J'ai posté ces deux textes car aucun Juif en France n'est plus attaché à Israël queDavid Grossman, personne ici n'est habilité à lui donner des leçons. Cet immense écrivain qui a perdu un fils dans la guerre contre le Hezbollah (guerre qu'il dénonçait) a écrit: "Comment se fait-il que l'espoir se soit transformé en un mot grossier, criminel, à peine moins dangereux que le mot "paix"? La pensée que l'énorme puissance militaire d'Israël ne lui insuffle pas le courage de surmonter sa frayeur et son désespoir existentiels et d'opérer un pas décisif vers la paix est révoltante."
Personne ici ne peut prétendre défendre Israël en abdiquant son esprit critique, sa conscience humaniste, en refusant d'écouter la souffrance de l'autre côté. En fermant les yeux sur les injustices commises au nom de la "légitime défense". La honte et l'effroi que le meurtre abject d'un jeune Palestinien par des extrémistes israéliens ont suscité au sein du peuple juif mériterait peut-être qu'ils fussent traités comme des terroristes, ni plus ni moins, pourquoi ne pas détruire leurs maisons?
J'ai posté le beau texte courageux de Kamel Daoud car le courage se mesure surtout à ce qu'on risque et que ce dernier, journaliste algérien, a choisi de vivre dans son pays et d'y parler à la première personne. Kamel Daoud a écrit: "non à la "solidarité" sélective. Celle qui s'émeut du drame palestinien parce que ce sont des Israéliens qui bombardent. Et qui, donc, réagit à cause de l'ethnie, de la race, de la religion et pas à cause de la douleur. Celle qui ne s'émeut pas du M'zab, du Tibet ou de la Kabylie il y a des années, du Soudan, des Syriens et des autres douleurs du monde, mais seulement de la "Palestine".
Aucun Maghrébin vivant en France à l'abri des islamistes et des dictatures ne peut prétendre donner des leçons aux démocrates du monde arabe que le monde semble avoir abandonnés. Des synagogues ont été attaquées, en France l'antisémitisme a déjà tué et le permis de port de haine s'appelle Palestine. Depuis longtemps on crie dans les manifs pro palestinienne des "mort aux juifs" que certains s'obstinent à ne pas entendre. Nulle honte ne semble étouffer certains intellectuels issus du monde arabe qui semblent confondre dans un même fantasme "palestinien" une terre, un peuple et une idéologie, qui cautionnent et valident par leurs appels haineux et leur indignation sélective la folie meurtrière qu'on commet en leur nom. On peut semble-t-il dénoncer en France la montée de l'extrême droite mais lui trouver des vertus quand elle s'appelle Hamas.
La haine d'Israël est l'obole versée à leur culpabilité identitaire, l'occasion inespérée de crier son appartenance à la grande famille islamique où les barbus que parfois l'on a fuis redeviennent des frères turbulents. Et peu importe qu'aux frontières d'Israël comme en Syrie il y ait déjà près de 180.000 morts, peu importe que les islamistes crucifient en Irak. Peu importe les 200.000 morts algériens ou les deux millions de morts de la guerre Iran Irak... J'ai posté ces deux textes en pensant au beau livre deAmin Maalouf, Les échelles du levant, un couple d'amoureux, elle Juive, lui Arabe, s'y disputaient "à l'envers". Lui défendait envers et contre tout Israël, elle plaidait pour la Palestine... Qu'est donc devenue cette élégance de l'âme?
Le "chacun pour soi et chacun sa mère", version idéologique d'un certain libéralisme aurait-il définitivement gagné? Pourtant cette élégance que l'on peut nommer pudeur ou encore responsabilité existe chez Grossman comme chez Daoud. Chacun parle de lui et des siens avant de parler des autres... C'est rare, c'est bien et c'est juste car c'est comme ça que l'on vit, que l'on aime et que l'on fait la paix. Hier j'en étais là de mes réflexions oubliant, comme tout un chacun, le reste du monde. Celui ci a fait une irruption fracassante; mon amie afghane Choukria m'a appelé de Grèce, entre deux sanglots, elle m'a dit qu'elle cherchait son frère, rescapé d'un naufrage au large de l'île de Chios. Hossein a 22 ans! 22 ans de chagrin, de deuils, de misère, de persécutions (il est chiite), 22 ans à attendre que la vie enfin commence... Il a fini par embarquer sur un bateau de fortune avec sa tante et sa cousine. Ils étaient 38 à bord. 7 sont aujourd'hui rescapés. Réfugiés syriens, afghans, irakiens. Le bateau a coulé. Hossein a nagé 8 heures... A vu les autres se noyer. Cueilli plus que recueilli par les autorités grecques, puis mis comme un gibier dans une cabane sans eau ni nourriture. Sa tante et sa cousine sont portées disparues... J'ai fini par trouver une brève sur ce naufrage.
J'ai eu honte pour nos réseaux sociaux où la guerre se fait à distance au chaud derrière un écran... Honte pour nos indifférences quand nous nous croyons autorisés ā fustiger celle des autres. Honte pour cette Europe dont la démocratie s'arrête à ses portes cadenassées, honte que l'on puisse y traiter des désespérés comme des criminels. J'ai eu honte qu'aucune véritable action de solidarité n'ait jamais été organisée par nos indignés professionnels, que l'on n'ait pas encore songé à une manifestation, à la place des synagogues, devant les centres de rétention... Toute la nuit la honte et le chagrin! Au milieu de dizaines d'autres dont nous ne connaîtrons pas les noms, noyés dans l'océan de milliers d'anonymes, il y a ces deux femmes de mémoire bénies, Choukoufa avait 24 ans, sa mère Farah en avait 55 ans. Elles voulaient vivre...