Comment j’ai créé «Je suis Charlie»
JOACHIM RONCIN DIRECTEUR ARTISTIQUE ET JOURNALISTE MUSIQUE AU MAGAZINE GRATUIT STYLIST, CRÉATEUR DU SLOGAN "JE SUIS CHARLIE" 13 JANVIER 2015
TRIBUNE
Mercredi matin, la fusillade à Charlie Hebdo fige toute activité à la rédaction. Sidéré devant mon écran, je dois traduire la foule d’émotions qui m’ébranle. Meurtri par le fait d’appartenir à un monde où il est possible d’assassiner des hommes pour avoir fait des dessins, j’appose «Je suis» à «Charlie». Et l’image «Je suis Charlie» est née. Elle est synonyme de «Je suis libre» et de «Je n’ai pas peur».
Par acquit de conscience, je demande à un confrère si cela peut heurter la sensibilité des proches de Charlie Hebdo. Nous convenons que non. Et puis, ce n’est pas avec mes 400 followers que je vais bouleverser le monde. Je poste l’image, et pars déjeuner dans un état second. Lorsque je vois apparaître dans mon fil d’actu l’annonce de la mort des icônes de ma jeunesse, je suis à terre. On remonte au bureau. Sur Twitter, une amie journaliste très suivie me demande pourquoi j’ai fait ça. Je lui réponds :«J’ai créé cette image parce que je suis sans mot.» A partir de ce moment-là, l’effet viral s’amorce. «Je suis Charlie» circule partout, très vite.
Le slogan devient étendard. Repris en photo de profil, imprimé, brandi dans les rédactions, dans la rue, dans les écoles, graffé, gravé, traduit dans toutes les langues, articulé par des millions d’êtres humains rassemblés autour de cet élan de liberté. Je reçois un nombre incroyable de témoignages via les réseaux sociaux. On me dit reconnaître dans cette image un message simple, humain, honnête, positif qui au milieu de toute cette horreur se dresse comme un torse bombé, un poing levé. Je me trouve aussi très vite sollicité par les médias. Directeur artistique d’un magazine hebdomadaire, je sais bien qu’il faut nourrir la bête mais j’avoue être troublé par cet intérêt. Il m’apparaît déplacé et indécent d’imaginer me mettre en avant. Je décide de répondre de manière sporadique à certains journaux. Dans l’idée de préciser mon intention et d’éloigner toute récupération idéologique. Puis, je refuse toutes les autres sollicitations.
Le mouvement d’unité nationale né le 7 janvier me touche profondément, mais je ne suis en aucun cas cette figure de leader que certains ont voulu accoler derrière l’image. Mon geste est la traduction spontanée d’une émotion personnelle, cela n’a rien d’héroïque. Dans la foulée, une série de demandes atterrit dans mes messageries. Des marques et des particuliers me demandent si «Je suis Charlie» peut être utilisé pour des tee-shirts, des affiches, des tasses… c’est un message d’espoir et de liberté. Je tweete : «Le message et l’image sont libres de toute utilisation. En revanche, je regretterai toute utilisation mercantile.» Et je précise, au passage, que la seule commercialisation que je soutienne sera celle des associations que j’aurai choisies. Malgré cela, 50 dépôts auraient été déposés à l’Institut national de la propriété industrielle (1). C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, je m’exprime. Il me semble odieux et incompréhensible qu’on puisse ne serait-ce que penser à transformer un tel message de liberté en marque. Et je continuerai à prendre la parole pour défendre la valeur de ces trois mots «Je suis Charlie».
(1) L’Inpi a refusé mardi d’enregistrer ces demandes.