Léa, 15 ans : "Ils me disaient d'agir contre les juifs"
Arrêtée alors qu'elle s'apprêtait à fuir en Syrie et que ses recruteurs djihadistes la poussaient à commettre une tuerie en France, Léa était la première à livrer son récit à "l'Obs". Témoignage.
De longs cheveux qui entourent un visage pâle et de grands yeux noisette qui semblent en permanence chercher un point auquel se raccrocher. C'est une enfant, douce, frêle, fragile. Une ado de 15 ans choyée, bonne élève, qui a grandi dans une belle maison de province, au sein d'une famille française soudée, aisée et athée. A l'opposé de tous les clichés sur l'apprenti djihadiste. Et pourtant, en deux mois à peine, via internet, Léa s'est laissé entraîner dans les abîmes de l'islam radical.
Interceptée alors qu'elle tentait de s'enfuir vers la Syrie, elle est d'abord placée sous mesure éducative par un juge des enfants. Pendant plusieurs mois, elle va se dédoubler, donnant les gages d'un retour à la "normalité" à ses parents, ses éducateurs, son psychologue, tout en se laissant convaincre par son réseau de préparer un attentat antisémite sur le sol français... En septembre, elle est arrêtée par les policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI, ex-DCRI), qui la surveillaient.
Jusque-là, elle était restée mutique. Elle a finalement tout raconté lors d'une intervention du CPDSI, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'Islam créé par l'anthropologue Dounia Bouzar.
En octobre, "l'Obs" recueillait le témoignage de Léa en exclusivité.
"Ils sont venus me parler sur Facebook"
Un jour où je ne me sentais pas très bien, j'ai laissé sur ma page Facebook un message disant que j'aimerais pouvoir me faire pardonner toutes mes bêtises. Là, des gens m'ont ajoutée dans leurs amis et puis ils sont venus me parler. Ils sont arrivés tout seuls, très vite."
"Comme j'avais écrit que je souhaitais devenir infirmière, ils m'ont dit que je pouvais venir aider en Syrie, pour faire de l'humanitaire, et qu'il n'y avait rien de mieux au monde que de se faire pardonner au Sham [le Levant, où se trouve la Syrie, NDLR]. Ils m'ont envoyé des vidéos sur les enfants gazés par Bachar [al-Assad, NDLR], sur les mensonges des politiques, sur l'islamophobie...
Ils me disaient que partir là-bas, ça ramènerait soixante-dix personnes au paradis. Ils disaient que je ne devais pas obéir à mes parents, parce qu'eux n'obéissaient pas à Allah et qu'il ne fallait obéir qu'aux lois d'Allah sinon on était un mécréant, un ignorant, un infidèle..."
"Ils disaient aussi que je ne devais pas aller à la mosquée de France, parce qu'on y apprend le mauvais islam et qu'on ne pouvait pas mélanger islam et démocratie. Et puis ils m'ont dit de me faire des copines musulmanes. Mais autour de moi, il n'y avait pas vraiment de musulmans. Du coup, ils m'ont dit de ne plus parler à mes amies, de rester chez moi, parce que les autres étaient mauvais pour l'aquîda (la "croyance").
Petit à petit, je me suis mise à ne plus parler à personne, ni à l'école ni à la maison, je restais dans ma chambre, volets fermés. Et je me connectais."
"Ils sont venus encore plus nombreux quand j'ai pris un "blase" [pseudo, NDLR] musulman, ils étaient au moins cinquante, d'abord des hommes, après des femmes, de France, de Belgique, de Syrie... Ils répétaient tous les mêmes choses, qu'ils avaient la vérité et que c'étaient les autres qui mentaient. Du coup, je les croyais, je n'avais même aucun doute."
Une mission à accomplir
Encerclée par les réseaux intégristes, Léa est submergée par le tourbillon des vidéos et des messages qui la convainquent de l'imminence de la fin du monde et qu'elle est "élue" pour accomplir une mission. Comme la plupart des jeunes captés sur internet, elle visionne notamment le film "19 HH"(pour "Histoire de l'Humanité", mais aussi symbole graphique des tours jumelles du World Trade Center) produit par Omar Diaby, alias Omar Omsen, le principal recruteur des Françaises en Syrie, et la série ésotérique "The Signs" (les signes de la fin des temps).
Son urgence est dès lors de gagner la Syrie, qui lui est présentée comme l'unique voie du salut. Ses interlocuteurs lui fournissent immédiatement le mode d'emploi pour partir, recueillant au passage toutes les informations utiles pour la menacer si besoin.
Faux papiers et mari virtuel
Dès le début, on m'a demandé une photo sans voile, puis mon nom, mon adresse, mon âge, ma date de naissance, combien de sous j'avais pour venir, comment je pouvais en trouver..."
"Pour ceux qui ont des interdictions de sortie de territoire, ils font faire des faux papiers avec d'autres noms, ça coûte entre 100 et 120 euros. Pour les photos d'identité, on nous dit de beaucoup nous maquiller, de nous lisser les cheveux si on a des boucles ou au contraire de nous faire des boucles si on a les cheveux lisses, pour qu'on nous reconnaisse le moins possible. Certains demandaient de l'argent, certains pouvaient en prêter. Ils proposaient de venir me chercher chez moi ou directement à l'aéroport.
"C'est très facile de trouver des passeurs. On les appelle ou on leur donne un numéro de téléphone sur internet.
Ils m'ont expliqué qu'il fallait d'abord que j'aille en Turquie, que je me marie là-bas, puis que je tombe enceinte pour qu'on puisse m'emmener en Syrie avec l'enfant. Ça, je n'étais pas trop d'accord, je ne voulais pas avoir un enfant tout de suite avec mon mari que je ne connaissais pas. Ils m'ont dit qu'il faudrait tout de même être mariée pour passer en Syrie."
Rapidement, Léa se voit désigner un "mari" et a rendez-vous avec des passeurs. Tout est prévu. Elle fait semblant d'aller à l'école comme d'habitude, sauf que dans son sac elle glisse un passeport au lieu de son cahier de texte. Mais au dernier moment, ses projets avortent, ses parents découvrent le contenu de son ordinateur... Un juge des enfants la place sous mesure éducative, assortie d'une interdiction de quitter le territoire. La "terre promise" s'éloigne, un cauchemar pour Léa.
Le départ avorté en Syrie
Je me suis sentie terrorisée de n'avoir pas pu partir. Quand je me suis reconnectée, ils m'ont dit que c'était la honte, parce que j'allais mourir dans un pays comme la France, que j'allais finir en enfer, que je n'avais pas placé ma confiance en Allah. J'en ai fait une crise d'angoisse, je m'en voulais. Et eux n'arrêtaient pas. Ils étaient tellement nombreux à me parler sur internet, certains aussi par téléphone."
"Au début, je ne voulais pas forcément porter les armes. Mais après être passée devant le juge des enfants, j'ai eu envie de partir combattre contre Bachar. Mes parents me demandaient si j'avais changé, si j'avais renoncé à mes idées, je leur disais que oui, mais en fait c'était de pire en pire. Sur internet, ils me disaient : 'Dis-leur que tout va bien, que tu as arrêté tout ça, que tu ne veux plus partir et que c'étaient des bêtises. Ils finiront par te lâcher et tu seras tranquille.'
Quand on a dit à la télé que certaines filles qui étaient parties au djihad voulaient rentrer, on m'a dit sur Facebook que c'était faux, qu'on racontait ça pour empêcher les autres de partir, qu'il fallait arrêter d'écouter les médias, qui donnaient une mauvaise image de l'islam et surtout d'eux, alors que c'étaient eux qui apportaient la vérité. Du coup je n'écoutais plus la télé."
Léa bascule dans une vision paranoïaque du monde. Ces mesures de protection, pour elle, sont autant de signes que le diable la met à l'épreuve. La violence à l'égard des "autres" est réinterprétée comme de la légitime défense...
Attentats en France
Un jour on m'a dit : 'C'est mort, avec ce que tu as sur le dos, tu ne pourras jamais venir, alors maintenant il faut passer à l'acte en France.' Ils ont commencé à me montrer des vidéos des enfants morts en Palestine, à me parler de la nécessité d'agir contre les juifs."
"Quand on est fiché à la frontière, ils nous mettent la pression pour qu'on fasse des attentats kamikazes ou 'à la Merah' [du nom de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, NDLR]. C'est une femme qui m'en a parlé la première. J'avais trouvé le lieu, le moyen de me procurer des armes.
Je ne sais pas si j'aurais pu aller jusqu'au bout, peut-être que j'aurais réalisé qu'il y avait des vies humaines... Mais c'est vrai qu'à la fin, j'avais oublié l'humanitaire. Ce n'était plus du tout 'faire du bien', c'était seulement la haine."
Le lieu et le mode opératoire de l'attentat ont été déterminés. La pression de ses recruteurs est permanente. Les contacts téléphoniques et internet s'intensifient. Par ce harcèlement, ils veulent s'assurer que Léa ira jusqu'au bout. On lui répète des directives en boucle. La DGSI, qui l'a placée sur écoute, juge la menace sérieuse et décide d'intervenir.
L'arrestation
Un matin très tôt, les policiers sont venus me chercher. Ca m'a énervée qu'on m'arrête, mais je n'étais pas stressée. Quand j'étais en audience, en cellule, je m'en foutais. Ils pouvaient m'emmener en prison ou ailleurs, peu importe. Je me disais que si je ne pouvais pas me venger, il y en avait d'autres qui le feraient, ils l'avaient promis."
"C'est seulement quand je suis rentrée chez moi après mes deux jours de garde à vue et que j'ai vu l'état dans lequel étaient mes parents que j'ai commencé à réaliser. Ma mère avait un problème avec son coeur. Et en islam, les parents c'est la chose la plus importante. Alors je les ai laissés me montrer d'autres films, me parler d'islam et petit à petit j'ai commencé à douter...
Dans une des vidéos, les djihadistes faisaient du foot avec des têtes coupées, dans une autre, ils montraient les têtes coupées en public aux enfants. C'est horrible. Mais eux me disaient que c'étaient les soldats de Bachar qui faisaient ces choses-là."
Lors des séances du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), Léa prend brutalement conscience de son endoctrinement en écoutant le récit de familles parlant de leurs enfants partis au djihad. L'atterrissage est comme une chute libre. Aujourd'hui elle garde l'angoisse que ses recruteurs viennent la chercher chez elle.
Les regrets
Maintenant, c'est dur... J'ai du mal à assumer que je me suis fait avoir. Je n'arrive pas à me dire que j'ai pu être assez stupide pour croire le message de toutes ces personnes alors que c'était faux. Je le dis pour aider les autres jeunes, sinon je n'aime pas l'admettre."
"Moralement, j'étais mieux avant. Quand j'étais dans le groupe, c'était plus facile. Je répétais les phrases qu'ils me disaient, ça sortait automatiquement.
Je m'en veux beaucoup pour ça, d'avoir pu moi aussi entraîner d'autres filles sans le faire exprès, même des plus petites que moi... Je voulais tellement partir, on enviait toutes celles qui y arrivaient. Maintenant, certaines vont mourir là-bas, en Syrie ou en Irak, et peut-être à cause de moi..."
Marie Lemonnier
http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20150206.OBS1853/lea-15-ans-ils-m...