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La sortie d’Egypte a-t-elle eu lieu ?

 

BINYAMIN LACHKAR

 

 

 

Nous sommes à quelques jours de Pessah et de la célébration du Seder qui commémore la sortie d’Egypte. J’ai déjà écrit plusieurs articles sur le problème de la réalité historique de cet évènement, et ce mois-ci l’excellent magazine en ligne « Mosaic » consacre son débat justement à cette question.

Je recommande vivement la lecture des différents articles de ce magazine. Le temps est donc idéal à mon avis pour faire un bref état des lieux et de résumer les grandes lignes de la question.

Commençons par les faits, ils sont peu nombreux

– La Torah raconte que les Israélites ont vécu plusieurs siècles en Egypte, d’abord comme invités puis comme esclaves, avant de quitter le pays pour rejoindre la terre de Canaan sous la conduite de Moise suite à une série d’évènements apparus comme miraculeux à leurs yeux.

– On n’a retrouvé jusqu’à présent aucune confirmation extérieure directe de cette histoire, ni textuelle ni archéologique.

– Les Egyptiens à l’époque du Nouveau Royaume – du 16ème au 11ème siècle avant l’ère chrétienne – (et avant aussi) entretenaient de nombreux esclaves d’origine sémitique occidentale (comme les Israélites) qui vivaient dans la région du delta oriental, ce qui correspond au pays de Goshen de la Bible. Aux yeux des Egyptiens, ils étaient tous désignés sous le terme « d’asiatiques ».

– Jusqu’à la moitié du 14ème siècle avant l’ère commune, Canaan était fermement sous le contrôle de l’Egypte comme nous l’apprenons par les lettres d’Amarna, des centaines de tablettes datant de l’époque du Pharaon Akhenaton (vers -1370 à -1350) retraçant les échanges diplomatiques de l’Egypte avec ses voisins et les autres puissances, dont ses vassaux en Canaan. On y voit assez clairement la dissolution progressive du contrôle égyptien de la région alors qu’elle est soumise aux assauts des nomades Habiru.

– La stèle du pharaon Merenptah commémore une expédition militaire en Canaan datée de -1209, et évoque une victoire contre « Israel », dénoté ici comme un groupe ethnique vivant dans les collines cananéennes. C’est la première mention d’Israel hors des sources bibliques.

A ceci il faut rajouter plusieurs considérations qui jouent un rôle majeur dans l’appréciation des faits ci-dessus:

A quelle date l’Exode s’est-il produit ? La date traditionnelle est de 480 ans avant l’inauguration du premier Temple, ce qui situe la sortie d’Egypte vers -1450 (selon la chronologie classique non-rabbinique, la datation rabbinique étant décalée de plus de 100 ans suite à une comptabilité différente de la durée de la période perse).

Cette date est indirectement confirmée intra-textuellement par le livre des Juges, lorsque Yiftah (Jeftah) affirme qu’à son époque 300 ans sont passées depuis qu’Israel a traversé le Jourdain.

Une autre version vient de Manetho, un prêtre égyptien qui vivait au 3ème siècle avant l’ère chrétienne. Manetho est un personnage historique de première importance, puisque sa liste de pharaons et de dynasties est la base de l’égyptologie moderne. Or Manetho a aussi écrit une version égyptienne de la sortie d’Egypte qu’il situe deux cents ans après l’expulsion des Hyksos. Les Hyksos (« Chefs des pays étrangers ») étaient un groupe d’envahisseurs originaires du Levant qui ont conquis et dirigé la région du delta pendant plus de 100 ans à partir de -1674.

Il furent expulsés vers -1550, donc la sortie d’Egypte à la Manetho aurait eu lieu vers -1350. La seule version dont nous disposons de cette histoire est citée par Flavius Josèphe plus de trois cent ans après Manetho et dans le but de la réfuter.

Bizarrement, les historiens qui prennent Manetho très au sérieux quand il parle de dynasties égyptiennes, ont tendance à rejeter cette description de la sortie d’Egypte et à la réduire à de la simple propagande anti-juive (les tensions anti-juives étant effectivement très fortes en Egypte à l’époque grecque).

La troisième date proposée se situe vers le milieu du 13ème siècle au plus tard, sachant que les Israélites étaient forcément arrivés en Canaan avant qu’ils ne s’y frottent aux troupes de Merenptah en -1209 (lors d’un accrochage probablement mineur mais transformé dans la propagande royale en victoire épique qui mena à l’annihilation d’Israel).

L’avantage de cette date est qu’elle se situe à une période de retrait égyptien, que la ville de Pi-Ramsès a été bâtie a cette époque (la ville de Ramses dans la Bible) et que l’archéologie montre une assez claire et soudaine expansion démographique dans les collines cananéennes où les Israélites étaient justement censés habiter. Le problème de cette datation est qu’elle contredit les données littérales du texte biblique.

Pour compliquer tout ceci, il est tentant de relier l’Exode à deux évènements historiques majeurs de l’histoire égyptienne: le premier, déjà évoqué, la domination puis l’expulsion de la Basse-Egypte des « Hyksos », un confédération de peuples en grande partie cananéenne et ouest-sémitique.

Le contexte des Hyksos donne un éclairage intéressant à l’histoire de Joseph (si elle se déroule sous un Pharaon d’origine sémite), et pourrait expliquer le soudain revirement anti-israélite du Pharaon « qui n’avait pas connu Joseph », qui serait alors le libérateur indigène qui aurait voulu punir les populations favorables ou proches de l’ancien régime occupant.

Remarquez que certains (comme Flavius Josèphe) identifient les Israélites aux Hyksos, ce qui donnerait un twist surprenant à toute cette histoire, mais cet avis reste assez marginal.

Le deuxième évènement est la révolution « monothéiste » (ou plus probablement hénothéiste – le culte d’un dieu unique en acceptant l’existence d’autres dieux) du Pharaon Akhenaton au milieu du 14ème siècle.

A-t-il été influencé par les évènements de l’Exode et le Dieu des Israélites ? Pour d’autres (comme Freud), au contraire Moise aurait été un prêtre de la religion instituée par Akhenaton qui aurait fuit le pays avec d’autres prêtres (les Levi) et un groupe d’esclaves au moment de la contre-révolution lancée après la mort du Pharaon.

Pour pimenter le tout, nous avons aussi la présence de deux groupes de nomades, les Habiru (ou Hapiru) et les Shashu, qui peuvent, ou pas, être identifiés aux Israélites. Le lien entre les Habiru et les Hébreux saute assez facilement aux yeux mais il est contesté, les Habiru n’étant pas un groupe ethnique mais plutôt social, vivant aux marges de la société civilisée de l’ensemble du monde antique.

Il n’y a cependant pas de contradiction intrinsèque, surtout si on analyse l’usage biblique du mot « hébreu » qui semble surtout correspondre à la façon dont les Israélites se décrivent lorsqu’ils parlent avec des étrangers mais pas le nom qu’ils se donnent eux-mêmes.

Les Israélites seraient alors un groupe d’Habiru parmi d’autres mais qui aurait évolué différemment. Dans ce contexte, les lettres d’Amarna décriraient les débuts de la conquête de Canaan par les Israélites du point de vue des potentats locaux, ce qui placerait alors la sortie d’Egypte vers -1400.

Les Shashu sont un nom donné par les Egyptiens à des nomades vivant dans le sud de Canaan. Les textes égyptiens parlent de plusieurs clans dont les Shashu de YHVH, ce qui a conduit à les identifier aux Israélites mais ce point de vue est fortement contesté.

La question centrale dans la détermination de la réalité historique des évènements décrits dans la Torah est de savoir quand le texte a été composé. Si le texte a été écrit, comme le veut la tradition, à l’époque même des évènements ou peu après, cela démontrerait de façon quasi certaine que les faits qu’il relate sont historiquement avérés (avec la licence donnée par les styles littéraires de l’époque) ; inversement si le texte a été écrit des siècles plus tard, le noyau de réalité historique serait beaucoup plus réduit voire totalement inexistant.

La question de la datation du texte biblique remplit des centaines de volumes et ne peut être résumée ici. Disons que parmi les historiens les opinions varient d’une date qui correspond à la vision traditionnelle (durant le séjour dans le désert) à une date extrêmement tardive à l’époque de Manetho lui-même, le mainstream depuis la fin du 19ème se prononçant pour un processus complexe et composite dont l’apothéose se situerait au 7ème siècle sous Josias – une position néanmoins fortement contestée depuis 20 ou 30 ans sur ses deux côtés.

Ici, les opinions divergent et on peut distinguer trois écoles

– L’école dite minimaliste est à la mode depuis les années 90, et se présente comme l’incarnation des dernières avancées scientifiques alors qu’elle ne fait que reprendre des arguments développés depuis le 19ème voire le 18ème siècle. Pour ses partisans, l’absence de confirmation directe de l’Exode, couplée à l’idée que le texte biblique a été écrit des siècles après les évènements supposés, prouverait que la sortie d’Egypte n’a jamais eu lieu.

Les Israélites seraient en fait des Cananéens qui pour des raisons inconnues (culte religieux ? mouvement anti-impôts ?) se seraient réfugiés dans les collines et auraient progressivement développé une nouvelle identité ethnique et religieuse.

Puis plusieurs siècles plus tard, ils auraient inventé l’histoire de l’exode, pour des raisons là encore inconnues – peut-être une réinterprétation de la fin de la domination égyptienne sur la région, ou pour des raisons politiques.

A priori, l’absence de preuves directes de la sortie d’Egypte semble un argument très puissant. Mais en y regardant de plus près, pas tant que ça.

D’abord parce que du point de vue textuel, la totalité des archives égyptiennes du delta ont disparu, tandis qu’il ne reste pas grand chose non plus de celles de Haute Egypte qui de toute manière étaient moins concernées par les activités d’esclaves asiatiques en Basse Egypte. Les Egyptiens n’avaient pas non plus coutume de conserver la mémoire de leurs défaites.

N’oublions pas cependant la version de l’Exode donnée par Manetho qui aurait très bien pu trouver son origine dans une source égyptienne antique qui existait encore à son époque et perdue par la suite.

Pour ce qui est des preuves archéologiques, les nomades modernes comme antiques ne laissent à peu près aucunes traces de leur passage. On peut citer en exemple les travailleurs des mines de turquoise dans le Sinai: pendant des siècles, l’Egypte a exploité ces mines avec des campagnes annuelles de plusieurs mois en saison froide impliquant des centaines voire des milliers de travailleurs et de contre-maitres.

Nécessairement le voyage vers les mines, situées au coeur du Sinai et sur un itinéraire proche de celui des Israélites à la sortie d’Egypte, durait plusieurs jours et était constitué d’étapes fixes qui revenaient chaque année. On n’en a retrouvé aucune trace. Notons aussi qu’il n’existe aucune trace archéologique de nombreux évènements dont la réalité historique est indéniable.

Le problème de l’approche qui nie la sortie d’Egypte est qu’elle repose sur une contradiction interne – l’absence de confirmation du texte biblique conduit à inventer une nouvelle histoire d’Israel qui non seulement ne repose sur absolument aucune preuve historique ou archéologique mais est en plus contraire au seul texte dont nous disposons.

On ne peut s’empêcher de penser que la motivation est plus idéologique qu’historique et scientifique et repose sur un a priori hostile à la Bible vu comme un livre mensonger jusqu’à preuve du contraire et pas comme une source primaire comme les autres.

– L’approche modérée et mainstream consiste à accepter l’idée d’un noyau historique derrière le récit de la sortie d’Egypte, et à penser que le texte biblique a été composé plusieurs siècles après les faits en se basant sur les souvenirs déformés d’évènements authentiques.

Il y a de nombreuses variations dans les possibilités mais grosso modo, les Israélites sont la conjonction de plusieurs groupes dont certains ont fuit l’Egypte sous la conduite d’une figure fondatrice identifiée à Moise, d’autres sont arrivés d’ailleurs.

Le professeur Israel Knohl, détenteur de la chaire d’études bibliques de l’université hébraïque, évoque l’idée de deux exodes, dont le premier serait l’expulsion des Hyksos, et le second la fuite d’un groupe de prêtres pro-Akhenaton, et ces deux groupes se seraient mêlés avec des réfugiés venus du nord de la Syrie. Lors de l’union des trois groupes en une nouvelle confédération chacun aurait contribué en fournissant ses traditions et son histoire qui furent par la suite unifiés.

Pourquoi pas. Tout ceci reste cependant de l’ordre de la spéculation pure et simple.

– L’école dite maximaliste ou conservatrice: pour ses membres, le texte biblique est une source primaire et un document du proche orient antique comme un autre et on n’a pas de raison de douter de ce qu’il raconte a priori, sauf preuve du contraire. Les aspects « religieux » sont communs à tous les textes de la période, une époque où les hommes interprétaient tous les évènements comme résultants de l’intervention de forces divines, sans que les écrits qui en résultent ne soient des textes religieux ou sacrés.

Si la Bible dit qu’elle a été écrite pendant la période de pérégrinations dans le désert par Moise, il n’y a a priori pas de raison d’en douter. Surtout qu’il est incontestable que le texte de l’Exode contient une mine d’informations – politiques, culturelles, géographiques, militaires, écologiques – que seuls des gens vivant précisément à cette époque pouvaient connaitre et pas des auteurs ultérieurs.

Le texte de Berman dans Mosaic Magazine donne un court aperçu de quelques uns des principaux arguments mais la meilleure recension est contenue dans le livre de Kenneth Kitchen que j’ai présenté dans un blog précédent.

L’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence mais elle empêche d’arriver à une conclusion irréfutable. Les preuves avancées par l’école conservatrice sont indirectes et au final ne peuvent pas emporter la conviction absolue. Chacun se fera son opinion suivant ses sensibilités.

Voilà donc comment on pouvait rapidement résumer l’état du débat sur la question. Jusqu’à la découverte improbable d’une preuve indéniable dans un sens ou dans l’autre, il faut se contenter de cela. Bonnes fêtes à tous.

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