Mélenchon et «la rue»
On fait une mauvaise querelle à Jean-Luc Mélenchon en l’accusant d’avoir comparé l’exécutif macronien au régime nazi. L’orateur a d’ailleurs précisé les choses dès le lendemain de son discours, quand la polémique a commencé à monter en puissance. Le leader de La France insoumise répondait en fait à la phrase d’Emmanuel Macron prononcée un peu avant le défilé de samedi, sur CNN International, selon laquelle «la démocratie, ce n’est pas la rue».
Phrase ambiguë et contestable : si «la rue» ne saurait remplacer la représentation nationale régulièrement élue, le droit de manifester, qui fait partie des droits fondamentaux, a justement pour objet de compléter, d’amender ou de contredire par la manifestation la délégation générale consentie par les électeurs à leurs représentants. Les gouvernants peuvent en tenir compte, ou bien refuser de le faire, mais l’histoire montre que ce mode d’expression – consacré par la constitution – joue un rôle dans la conduite des affaires du pays.
La rue a ainsi fait reculer le gouvernement Juppé en 1995, de même que les manifestations de 1984 contre l’unification du système scolaire français ont contraint François Mitterrand à retirer son projet. Mélenchon a raison de rappeler que la rue a souvent exprimé dans l’histoire de France une protestation contre l’arbitraire ou bien présagé d’un changement politique – les barricades de la Fronde, les journées révolutionnaires, l’insurrection de 1830, de 1848… Toutes ne sont d’ailleurs pas progressistes, au rebours de ce qu’il a laissé entendre : les manifestations antisémites pendant l’affaire Dreyfus, ou bien le défilé-émeute du 6 février 1934.
En revanche l’énumération mélenchonienne est hautement incertaine et procède d’une maladresse d’expression évidente. En 1961 (et non 1962), les manifestations populaires ont joué un rôle tout à fait second dans l’échec du putsch des généraux d’Alger. C’est l’intervention télévisée du général de Gaulle qui a prononcé l’échec du «pronunciamento militaire», en persuadant les appelés du contingent de ne pas obéir aux ordres des officiers factieux.
Quant aux nazis, il faut user d’un raccourci très audacieux pour estimer que la rue les a fait reculer. La rue, dans un premier temps, envahie par les milices nazies (SA et SS) a surtout concouru en Allemagne à l’avènement de Hitler. On suppose que Mélenchon faisait allusion à la Libération de Paris. Mais c’est lui prêter une importance stratégique qu’elle n’avait pas. C’est évidemment l’offensive alliée qui a fait reculer les nazis et non la rue. Certes, un mouvement populaire s’est déclenché un peu avant le 25 août 1944, qui a préparé puis renforcé l’action des résistants déclenchée par le colonel Rol-Tanguy et les Forces françaises de l’intérieur. Mais c’est jouer sur les mots : il ne s’agissait pas de manifestations, mais d’un combat acharné dans les rues de Paris.
Ironie supplémentaire : l’insurrection proprement dite fut entamée dans l’île de la Cité non par le peuple assemblé mais… par les policiers réunis à la préfecture. Peu de choses à voir avec un défilé de la Bastille à la République. Un défilé eut certes lieu sur les Champs-Elysées avec un concours populaire extraordinaire. Mais à ce moment-là, les nazis étaient partis. Mélenchon avait donc globalement raison. Mais sans doute choisira-t-il mieux ses exemples la prochaine fois.
Laurent Joffrin directeur de la publication de Libération