Demnate, oubliée de l’Atlas, mémoire du judaïsme marocain
Dans les années quarante du siècle dernier, sur 3 000 habitants de la ville le tiers était juif. Le mellah, les deux saints, Rabi David Draa et Sidi Mhasser, le cimetière hébraïque... la ville a été marquée par la culture juive.
Tapie au pied de l’Atlas, à une centaine de kilomètres de Beni-Mellal, elle peut sembler, au visiteur de passage, dépourvue d’intérêt, ennuyeuse, retranchée du temps et de la civilisation. Impression trompeuse : Demnate, terres fertiles en amazigh, peuplée actuellement de 25 000 âmes, est riche en histoire, regorge de sites naturels qui n’ont rien à envier à sa voisine Azilal et ses chutes d’Ouzoud. Riche en terres agricoles aussi : oliviers, amandiers, caroubiers s’étendent sur des milliers d’hectares et font la réputation de la région. Riche, enfin, de ses femmes et ses hommes, toujours fiers, qui ont bravé les aléas d’un climat et d’une nature pas toujours cléments, pour améliorer leur quotidien et sortir leur cité de l’oubli. Certains parmi ses habitants sont devenus célèbres. Le réalisateur et scénariste Ahmed Bouanani, décédé en février dernier, justement à Aït Oumghar, un douar palpitant de vie dans les environs de Demnate en fait partie. Il a grandi dans la région avant de la quitter pour s’envoler vers Paris, en vue de faire des études à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC). L’air de la montagne et la simplicité de ses habitants l’ont fait revenir au bercail, pour rendre son dernier souffle loin des tracas de la ville.
Sur les 3 000 juifs d’antan on n’en compte plus qu’une personne, qui travaille à la bachaouiya
Impossible d’évoquer Demnate aussi sans se rappeler du «Fquih», le célèbre Mohamed Basri, figure de proue de la Résistance contre le régime du Protectorat, condamné à mort plusieurs fois après l’indépendance, tout comme il serait incongru de se rendre à Demnate sans visiter le mellah, quartier des juifs qui ont habité cette ville depuis des temps immémoriaux, avant d’être poussés malgré eux vers l’exil aux quatre coins du monde. Brahim Taggount, professeur de maths et secrétaire général de l’Association Aït Oumghar pour la culture, le développement et l’environnement, qui nous reçoit chaleureusement ce matin pluvieux du 23 avril, a tenu à nous accompagner pour une visite à travers les ruelles de ce fameux mellah. Le quartier juif garde toujours le même nom, ses maisons et ses échoppes n’ont pas changé, Seuls ses habitants ont changé. Il n’y a plus de juifs, uniquement des musulmans de la ville qui l’habitent désormais ou qui y travaillent comme couturiers, tailleurs ou commerçants. «Sur les 3 000 habitants de Demnate dans les années quarante du siècle dernier, un tiers était constitué de juifs. Il n’en reste plus qu’un seul, une sexagénaire, qui travaille à la bachaouiya de la ville», nous informe Brahim sur un ton de désolation.
Une bâtisse surplombe la porte d’entrée du mellah : la synagogue Ben Hakkou. Elle est toujours à sa place et n’a subi la moindre retouche. Avant leur départ, les juifs l’ont vendue à un musulman qui l’a transformée en mosquée. La tolérance, raconte-on encore parmi la population de Demnate actuelle, était de mise entre les deux communautés. «On respectait tant les lieux de culte que les dignitaires religieux. Musulmans et juifs se souhaitaient la bonne fête. Le musulman n’avait aucune raison de mettre en doute la religion de Moïse. D’ailleurs, quand il entendait prononcer les noms de Moïse ou de Jésus, il disait aussitôt : “Que la paix soit sur lui”», écrit H’mida Baddag, auteur d’un livre intitulé Demnate ou la mémoire ressuscitée (édition Dar Attawhidi, 2008). La tolérance et le respect mutuel entre les deux communautés étaient-ils vraiment le trait marquant de cette relation ? Rien n’est moins sûr. La construction du mellah au XIXe siècle avait pour objectif, comme c’est le cas d’autres villes du Maroc, de séparer juifs et musulmans qui se livraient des batailles rangées pour une raison ou une autre. (Les historiens parlent même d’une tuerie anti-juive en 1854).
Et l’eau, entre autres, était l’une des raisons de ces disputes. Les musulmans accusaient les juifs de jeter leurs déchets dans une saguia utilisée par les deux communautés, et qui souillaient ainsi l’eau qu’ils utilisaient pour leur ablution.
Il n’empêche, le mellah constitue en ce XXIe siècle une partie de la mémoire de la ville et l’une des destinations prisées des touristes. De même pour les marabouts juifs, à l’instar du saint Rabbi David Draa qui continue d’attirer des pèlerin juifs qui viennent implorer sa bénédiction. On peut encore citer le cimetière hébraïque, à Tighermine, à proximité de Demnate, dont les sépultures n’ont subi aucune détérioration, encore moins une profanation. Et l’on se rappelle encore jusqu’à nos jours du sanctuaire judéo-musulman, le saint Sidi Mhasser (qui donna son nom au fleuve), vers lequel les femmes stériles, musulmanes et juives, se tournaient pour implorer la baraka. La femme juive s’y rendait le samedi, la musulmane le vendredi. Elles s’y déshabillaient en toute quiétude, et chacune avant de partir faisait des offrandes, grains de blé ou de maïs, tout en implorant la bénédiction du saint.
Le Dr H’mida Baddag est lui-même originaire du douar Aït Oumghar (enfants du cheikh en amazigh) et a pu faire de brillantes études de médecine, d’abord à Rabat, ensuite à Toulouse pour se spécialiser en chirurgie. Il est maintenant retraité, et bien que résidant à Rabat, il est souvent à Demnate pour ses activités associatives, au sein notamment de l’association éponyme. Ce jour du 23 avril, il s’y trouve justement pour assister à une réunion de cette dernière avec deux membres d’Humaniteem, une ONG humanitaire française qui assiste et subventionne nombre de projets montés par des ONG en Afrique. Celui sur lequel travaillent les deux ONG actuellement concerne le forage d’un puits et la canalisation de l’eau jusqu’aux chaumières du douar Aït Oumghar. Le projet est ficelé, les travaux de forage sont terminés, mais reste encore l’essentiel : acheminer l’eau jusqu’aux chaumières des usagers du douar, quelque 500 âmes, habitant 150 foyers. La réunion eut lieu, après la visite du mellah, autour d’un succulent couscous dans la maison de Brahim. Il faut dire que l’eau constitue un sérieux problème pour les douars disséminés dans les alentours de Demnate, non pas qu’elle est rare, puisque les sources jaillissant des montagnes se comptent par centaines dans la région, mais parce qu’elle est polluée. Les analyses nécessaires sont faites et il n’y a plus le moindre doute pour les membres de l’ONG marocaine : l’eau de la fontaine du douar est infecte et donc imbuvable. L’origine de cette pollution ? La construction d’un hôtel dans les environs du douar. «La fosse septique que le propriétaire a creusée ne répond pas aux normes, et elle a contaminé la nappe phréatique», accuse Abdelmalek Khay, le président de l’association, lui aussi professeur de maths dans un collège à Demnate. Donc, le seul moyen pour boire une eau saine est de creuser un puits, loin de l’hôtel. Il a fallu creuser 103 mètres pour avoir une eau pure et abondante. Seulement, met en garde M. Khay, l’eau du puits ne devrait servir qu’à la consommation. Pour toute autre utilisation, «il faut sensibiliser la population pour n’utiliser que l’eau de la fontaine». Un gros travail reste donc à faire. Et un autre gros problème à résoudre : quel moyen utiliser, le moins cher et le plus efficace, pour alimenter la pompe d’eau ? Le gasoil, l’énergie solaire ou l’électricité ? La question est débattue par les membres des deux ONG sous tous ses angles, sans pouvoir aboutir à une solution.
Des douars encore sans eau courante et des ONG françaises à la rescousse
Le meilleur serait, propose le Dr Baddag, lors de la réunion tenue dans un luxueux hôtel perché sur la montagne, de «se brancher au réseau électrique pour alimenter la pompe et la rendre opérationnelle 24h/24». Le prix du branchement, selon les estimations de l’association, est de quelque 50 000 DH, c’est cher, mais c’est la seule façon d’épargner à la population des coupures d’eau. Le panneau solaire est certes écologique, poursuit le Dr Baddag, «mais une fois que le soleil n’est pas au rendez-vous, la population serait privée d’eau». Cette solution semble rallier plusieurs avis, mais le problème du financement reste entier. Mathieu Fouger, le président de l’ONG française impliquée dans ce projet, ne promet pas monts et merveilles. «Tout dépend, dit-il, des bailleurs de fonds, et donc de la solidité du projet à présenter pour avoir les subventions». M. Fougère, le jeune étudiant de l’école centrale de Lille, reste toutefois optimiste. Les quelques projets de développement agricole menés au Burkina Faso par son association ont obtenu les subventions nécessaires et ont rencontré un franc succès, pourquoi pas celui des Aït Oumghar ?
Une fois la réunion terminée, on se dirige vers l’autre site emblématique de Demnate, situé à seulement deux kilomètres de l’hôtel : le pont naturel «Imin‘ifri», (l’entrée de la grotte), creusé depuis des millénaires par la force de l’eau de l’oued Lamhasser.
Un détour pour découvrir et apprécier ce site touristique en valait la chandelle. Cette fois-ci, c’est le Dr Baddag lui-même qui sert de guide. Il connaît la région comme sa poche, non seulement parce qu’il y est né et y a fait ses premières randonnées encore enfant, mais parce qu’il a travaillé sur la préservation de ce site dans le cadre d’une autre association dont il est membre : l’Association de protection du patrimoine géologique du Maroc (APPGM). La première et plus grande réalisation qu’a faite cette association est la préparation du plus grand géo-parc d’Afrique, le Géo-parc du M’goun (du nom de la 2e plus haute montagne du Maroc, située dans la région Tadla-Azilal, qui culmine à 4 068 mètres). Deux sites sont au programme de la protection de la nature de cette association : les chutes d’Ouzoud, et justement le pont naturel Imin’Ifri. Une fois, sur le pont, en se penchant pour voir en-dessous nous découvrons une merveille de la nature : une arche reliant les deux berges de l’oued, et, de l’entrée de la grotte, ruisselle de l’eau en abondance par plusieurs endroits, formant quelques mètres plus loin, une cascade naturelle. Le temps était pluvieux et l’eau boueuse, «mais par un temps ensoleillé l’eau est d’ordinaire limpide comme du cristal, et les estivants viennent s’y baigner», commente le Dr Baddag (voir encadré). A quelques encablures du pont, un autre site, préhistorique celui-là, témoin dans la région d’une époque révolue : le site d’Iroutane présentant les empreintes de dinosaures fossilisés. Des pas de dinosaures sauropodes (ayant vécu sur terre il y a 200 millions d’années) et de dinosaures théropodes (l’espèce carnivore la plus répandue il y a 185 millions d’années, estiment les géologues) sont visibles. Une richesse naturelle inestimable dont Demnate pourrait tirer un grand profit.
Paysage : Imin’Ifri, impressionnant site touristique
Imin’Ifri, c’est le pont naturel. D’après les géologues, ce pont est la résultante du dépôt de calcaire engendré par le déversement de l’eau des deux versants en face de l’oued, et ce, sur plusieurs millions d’années. Ces dépôts ont d’abord tapissé les rebords des deux versants, créant ainsi deux socles solides ou piliers sur lesquels des néoformations calcaires se sont déposées, pour réaliser en fin de compte une lame de continuité, ou arche.
Imin’Ifri est surtout le lieu de résurgence des sources étalées çà et là sur une trentaine de mètres, dans le lit de l’oued que jonchent une multitude de monolithes, lesquels délimitent, par endroits, des nappes d’eau légèrement profondes et limpides : lieu de prédilection pour les baignades.
Les baigneurs, après quelques instants passés dans l’eau fraiche, s’exposent au soleil sur les pierres lisses. Ce sont les crues de l’oued qui façonnent ces flaques en guise de piscine de fortune. L’une des flaques est délimitée à dessein par de grosses pierres attenantes les unes aux autres, destinées à recevoir une clientèle particulière. Il s’agit du sanctuaire du Saint Sidi Mhasser. Ce saint a donné son nom à l’oued.
Imin’Ifri est donc le seul centre estival de la région. Les gens s’y rendent, quand la canicule sévit dans la ville et les villages avoisinants, pour se rafraîchir dans les flaques d’eau de l’oued, lesquelles ont été approfondies par les crues antérieures. L’eau est tellement fraîche que le baigneur ne s’y trempe que quelques minutes pour aller s’étaler sur les monolithes avoisinants implantés dans le lit de l’oued. Certains, plus organisés, se rendent dans ce site en famille, dressent une tente de fortune, où on passe du bon temps pendant que la marmite fume sur son feu de bois n
Source : «Demnate ou la mémoire ressuscitée»
(Editions Dar Attawhidi, 2008)
Jaouad Mdidech. La Vie éco
www.lavieeco.com