Épreuve de force irano-américaine
David Bensoussan
Professeur de sciences à l'Université du Québec
POINT DE VUE / L’Iran continue à déstabiliser le Moyen-Orient et fait l’objet d’un embargo économique américain. Le mécontentement de la population iranienne est palpable. Des actions militaires iraniennes ciblées, mais limitées sont suivies de ripostes américaines et il y a risque que ce cycle de violence n’aille s’aggravant.
L’embargo américain
Le président américain s’est retiré de l’accord des 5 +1 sur le nucléaire iranien qu’il considère être une carte blanche pour que l’Iran développe librement ses technologies nucléaires dans une décennie. Il veut renégocier cet accord et veut y inclure la limitation des développements de missiles balistiques et la fin de la déstabilisation du Moyen-Orient par l’Iran. En effet, l’espoir qu’avait mis le président Obama dans un Iran modéré s’est avéré caduc. Le régime clérical iranien s’en tient à sa marque de commerce d’anti-américanisme morbide. Aussi, Trump a décrété un embargo économique qui pèse lourdement sur l’Iran depuis dix-neuf mois.
Les manifestations en Iran
Le peuple iranien est excédé. Les années passées, les slogans «ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran» décriaient l’obsession iranienne d’alimenter les conflits régionaux et de délaisser le petit peuple. De fait, le PNB iranien a chuté de 4,8 % en 2018 et de 9,5 % en 2019. Selon le Fonds monétaire international, le taux de chômage a grimpé de 14,5 % à 16,8 % pour ces mêmes années et touche 25 à 40 % des finissants universitaires.
Au cours des émeutes survenues au mois de novembre dans une centaine de villes, la protestation principale des manifestants se rapportait à l’incompétence gouvernementale. Quelque 731 banques et 140 sites gouvernementaux ont été pris d’assaut par les manifestants. 70 stations d’essence ont été mises à feu et 9 écoles théologiques ont été saccagées. Des affiches du Guide suprême iranien ont été brûlées. La réaction gouvernementale ne s’est pas faite attendre, résultant en 350 morts (le nombre réel serait entre 350 et 1500, le gouvernement iranien tait le nombre de victimes) et des milliers d’arrestations. Qui plus est, les familles qui ont voulu visiter leurs défunts au cimetière ont été arrêtées. On leur a fait payer les prix des balles tirées... L’Internet a été coupé, mais plusieurs vidéos circulent.
Le pouvoir en Iran
Il est clair que le pouvoir est entre les mains du Guide suprême Khamenei et des Gardiens de la Révolution qui disposent d’un levier économique et d’une force militaire formidables. Le parlement iranien est une coquille vide. Quand bien même il le voudrait, le président Rouhani est impuissant devant leurs dictats. Interrogé à la télévision sur la hausse du coût de l’essence qui a déclenché la nouvelle vague de manifestations, le président Rouhani a admis – en riant – qu’il n’avait pas été informé de cette hausse…
Quant au Guide suprême, il semble vivre dans un cocon. Il s’est entouré de versificateurs qui chantent sa grandeur en tant que philosophe et poète. Il serait le plus grand philosophe depuis Aristote et Ibn Sina. Il a également écrit des ouvrages de gastronomie et d’autres visant la refonte de la gouvernance mondiale. Son entourage a fait savoir que les manifestations populaires ne sont qu’une conspiration internationale, que des petites bosses sur le chemin de la grande civilisation islamique en marche et que la crise émane du fait que les possédants ne partagent pas leurs richesses avec les 70 % de dépossédés. Quant au général Ramazan Sharif, porte-parole des Gardiens de la révolution, il s’est dit prêt à toutes les éventualités «jusqu’à la dernière goutte de sang [des manifestants en toute probabilité]».
Échauffourées iraniennes
L’Iran s’est lancé dans une série d’escarmouches via des proxys. Toute une série d’attaques a été attribuée aux Houtis du Yémen ou aux milices et mercenaires en dehors de l’Iran, mais cela ne trompe personne.
Au mois de mai, des mines ont été placées dans le Golfe et des navires pétroliers ont été attaqués. Un drone américain a été abattu et des installations pétrolières saoudiennes ont été bombardées. L’Iran a nié en être l’auteur.
Les manifestations en Irak même ont pris une tournure anti iranienne et des milices chiites pro iraniennes auraient tiré sur la foule. L’escalade iranienne par l’entremise des milices chiites s’est continuée avec 30 roquettes lancées contre une base militaire irakienne à Kirkuk, causant la mort d’un contractant américain. Deux jours plus tard, des frappes aériennes américaines ont touché 5 bases du Kataib Hizbullah irakien, tuant au moins 25 miliciens.
Les manifestations et les tentatives de forcer l’entrée du consulat américain à Bagdad ont dû rappeler des souvenirs amers aux Américains qui se souviennent de la prise en otages des employés de l’ambassade américaine à Téhéran en 1979. En clair, une riposte américaine était attendue.
L’attaque américaine d’un convoi a résulté en la mort du chef Corps des Gardiens de la révolution islamique Qassem Soleimani et d’Abu Mahdi al-Muhandis, chef des Unités de mobilisation militaire chiites contrôlées par l’Iran. Tout un concert d’appels à la vengeance a suivi durant les funérailles de Soleimani. Le parlement irakien s’est prononcé pour la fin de la présence des «forces étrangères» au pays, mais les députés sunnites et kurdes étaient absents durant le vote.
L’Iran s’est investi dans de nombreux conflits régionaux et ne tient pas à perdre l’influence qu’il y a établie. Des dizaines de milliards de dollars ont été investis pour maintenir en place le dictateur syrien sans se préoccuper des souffrances humaines que ce dernier infligeait à son peuple. Il contrôle également plus de 80 000 milices chiites en Irak et les Houtis au Yémen ainsi que le gouvernement libanais, car le Hezbollah qui lui est affidé décide de facto de la composition du gouvernement.
Scénarios d’avenir
Il est peu probable que le pouvoir iranien modifie sa ligne de conduite. La mullahcratie iranienne se sent imbue d’une mission religieuse et la population n’a guère le droit à la parole. L’apologie du martyr fait partie des croyances chiites, les temps toujours plus durs étant considérés comme une épreuve divine.
D’une part, l’Iran ne veut pas perdre son influence en Irak dont les lieux saints chiites attirent des centaines de milliers de pèlerins iraniens, ce qui permet de contourner l’embargo américain. De l’autre, l’indifférence devant les bombardements massifs infligés à 20 % de la population syrienne entassée dans la ville d’Idlib au nord de la Syrie montre qu’il n’y a guère de place pour des considérations humanitaires.
L’ampleur des ripostes respectives de l’Iran et des États-Unis risque d’être de plus en plus grande. Plusieurs scénarios pessimistes sont envisageables. L’Iran peut geler la navigation dans le détroit d’Ormuz par lequel transitent 21 % de la consommation mondiale de pétrole et perturber l’économie internationale. Il pourrait avancer le développement de ses technologies nucléaires à un seuil critique. Les installations portuaires et militaires de l’Iran risquent de faire l’objet d’un bombardement massif. Le Hezbollah libanais pourrait déclencher des attaques de missiles contre Israël ce qui causerait des dommages considérables quitte à assister à la destruction du Liban. Enfin, l’Iran pourrait activer des cellules terroristes dormantes en Occident.
Au plan international, on déplore l’escalade. Les pays européens se sont montrés impuissants à contourner l’embargo américain contre l’Iran et leur force militaire est trop insuffisante pour compter. La Chine et la Russie peuvent faire pression sur l’Iran. Or, ces deux pays font des exercices militaires conjoints avec l’Iran dans le Golfe. Outre cela, la Chine envahit systématiquement le marché iranien et la Russie exporte à l’Iran 10 % de ses ventes d’armes. Toutefois, en cas de fermeture du détroit d’Ormuz, l’approvisionnement en pétrole de l’Europe et de l’Asie du Sud-est asiatique serait gravement affecté, mais la Russie bénéficierait de la hausse du prix du Brent.
À l’heure actuelle, l’Iran ne veut pas renégocier l’accord des 5 +1. Le statu quo est envisageable, mais la perpétuation des slogans «Mort à l’Amérique» clamés par des foules surexcitées depuis des dizaines d’années ne fait que repousser sans l’éliminer l’éclatement d’un conflit avec le régime iranien.