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Erdogan, le nouveau sultan turc

 

L’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir à Ankara, a emporté les élections législatives hier. Le Premier ministre, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles, va entamer son troisième mandat.

 

Par MARC SEMO Envoyé spécial à Ankara

C’était il y a un peu plus d’un an, le 23 avril 2010, jour de la fête des enfants instituée par Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République en 1923. Dans toute la Turquie ce jour-là, les charges des responsables les plus importants, gouverneurs, ministres, président de la République, sont, pour quelques instants, confiées à des élèves méritants. Dans l’austère bâtiment qui abrite les bureaux du Premier ministre à Kizilay, au centre d’Ankara, Recep Tayyip Erdogan donne son fauteuil à une écolière du primaire. «C’est toi maintenant qui as le pouvoir», lance le Premier ministre et leader du parti islamo-conservateur, au pouvoir depuis neuf ans. Puis il ajoute en souriant: «Si tu veux pendre tu pends, si tu veux couper tu coupes.» Une allusion à l’ancienne formule de déférence pour le sultan disposant du droit de vie et de mort sur ses sujets. Ses collaborateurs rient. Diffusée à la télévision, la scène scandalise en revanche tous ceux qui s’inquiètent des tendances autoritaires de l’ancien maire d’Istanbul.

«Mon» ministre, «mon» préfet.

Il ne s’agit certes que d’une boutade mais elle révèle aussi le rapport au pouvoir d’un Premier ministre reconduit hier pour la troisième fois consécutive dans ses fonctions. Recep Tayyip Erdogan a régulièrement annoncé que ce serait la dernière, au nom de la règle qu’il a lui-même instaurée dans le parti, limitant à trois mandats consécutifs les charges de députés.

Mais le chef charismatique de l’AKP, le Parti de la justice et du développement, parti islamiste qui se présente désormais comme «démocrate conservateur», ne cache pas sa volonté de devenir ensuite le premier Président élu au suffrage universel de Turquie. Un président doté de vrais pouvoirs comme aux Etats-Unis ou en France, ce qui implique un changement constitutionnel. Dans ses discours, il dit toujours «mon» ministre, «mon» préfet. Il aime aussi à afficher ses liens «d’amitié»avec des chefs d’Etat étrangers, notamment Vladimir Poutine ou Silvio Berlusconi. Ou, dans la région, avec le Syrien Bachar al-Assad, qu’il croyait pouvoir convaincre d’écouter son peuple avant de se rendre à l’évidence (lire page 4).

Recep Tayyip Erdogan, 57 ans, est assurément l’homme politique le plus puissant de Turquie depuis Atatürk. «Sa force est de se sentir investi d’une mission: redonner toute sa place à l’islam en Turquie et redonner à la Turquie héritière de l’empire ottoman son rang dans le monde», explique un diplomate européen qui le connaît de longue date.

«La démocratie est un moyen, pas une fin».

Il est le fondateur du parti et son seul vrai patron. En un peu moins d’une décennie, l’«Akparti» - le «parti blanc», c’est-à-dire sans péché, comme l’appellent ses partisans - a pris en main tous les rouages de l’Etat, et fait du pays devenu la 17e puissance économique mondiale et un membre du G20, avec une économie en plein boom. Pilier du flanc sud-est de l’Otan, la Turquie s’affirme comme une puissance globale et comme acteur régional majeur. Après un demi-siècle d’attente, Ankara a finalement entamé en 2005 les négociations d’adhésion avec l’Union européenne. Puis l’enlisement de ce processus a incité Ankara à regarder vers d’autres horizons. Les réformes, depuis, marquent le pas. Le bilan n’en est pas moins impressionnant.

«Recep Tayyip Erdogan a autant été transformé par l’Etat qu’il a transformé l’Etat», résume Rusen Cakir, spécialiste de l’islam politique turc, auteur d’une biographie du leader de l’AKP datant de 2002. C’est la seule hormis quelques ouvrages hagiographiques et une poignée de pamphlets. L’exercice est délicat, alors même que le Premier ministre multiplie les plaintes contre les articles ou les caricatures lésant son «honneur»«Toute marque d’opposition lui semble quelque chose d’impie», soupire un ancien député de l’AKP. A chaque scrutin, une bonne moitié d’entre eux, voire les deux tiers comme cette année, sont exclus des listes des candidats.

La démocratie fut un choix de raison pour Recep Erdogan qui, maire islamiste d’Istanbul, expliquait encore en 1994 qu’elle «représente un moyen et non une fin». Etudiant, il avait milité à Milli Görus (la voie nationale), l’organisation du vieux chef islamiste Necmettin Erbakan, pourfendeur des«complots de l’Occident et des juifs». Il l’a suivi dans ses partis successifs, régulièrement interdits, puis au Refah, devenu en 1995 la première force politique du pays (21,5% des voix). Il se pose déjà en moderniste.

Le grand tournant a lieu en 1997, quand l’armée, sans même déployer ses chars, oblige Erbakan à démissionner de son poste de Premier ministre puis interdit le Refah. «Il a alors compris qu’il était impossible de défier frontalement l’Etat et qu’il fallait inventer quelque chose de neuf mêlant valeurs traditionnelles et ouverture au monde», explique Mehmet Metiner, un de ses anciens conseillers, relevant que c’est alors qu’il réalise «comment la voie européenne et les réformes qu’elle impose représentent la meilleure garantie de liberté d’expression et de développement pour l’islam politique turc». Le tournant est pris. Quatre mois de prison «pour incitation à la haine religieuse» ne l’empêchent pas de se lancer dans cette nouvelle aventure. Le parti triomphe aux élections de 2002 avec 34,3% des voix. «Ce fut une révolution sociale avec l’affirmation d’une nouvelle bourgeoisie conservatrice et industrieuse anatolienne contre les vieilles élites républicaines», souligne le politologue Soli Ozel.

En 2007, sur fond de bras de fer avec l’armée et le camp laïc, l’AKP accroît encore son avantage avec 47 % des voix. «Jusque-là, l’AKP était au gouvernement sans avoir vraiment le pouvoir. Depuis, Erdogan a mis l’armée au pas et changé la haute magistrature», explique l’universitaire Menderes Cinar.

Femme et filles voilées.

Gosse de pauvres de Kasimpasa, bas quartier de la partie européenne d’Istanbul, ancien élève d’un «imam hatip» (lycée professionnel destiné à former les imams), Erdogan n’a jamais aimé Ankara, la capitale républicaine créée par Atatürk sur le plateau anatolien. Dès qu’il le peut, il revient dans son Istanbul et sa belle maison sur la rive asiatique du Bosphore. Inlassable défenseur des valeurs familiales - il compte remplacer le ministère des Droits de la femme par un ministère de la Famille -, il y vit avec sa femme Emine, toujours en foulard dans ses apparitions publiques. Il a deux fils et deux filles qui ont étudié aux Etats-Unis afin de pouvoir librement porter le voile.

Ses bureaux stambouliotes sont dans un pavillon annexe de Dolmabahçe, l’immense palais impérial construit au milieu du XIXe. Il aime y recevoir en grande pompe les chefs d’Etat. Mais jamais il n’a oublié d’où il venait. «Il est issu d’un milieu vraiment populaire et il en joue très bien», souligne l’universitaire Ahmet Insel, directeur de la revue Birikim. C’est un tribun fort en gueule, qui alterne mots savants et accents faubouriens pour parler du quotidien difficile «des Turcs si pauvres dans un pays si riche». Chaleureux, direct, il aime à raconter comment, enfant, il vendait des «simit»(pain en anneau recouvert de sésame) pour aider sa famille à joindre les deux bouts.

Aujourd’hui encore, il n’hésite pas à arrêter un cortège officiel pour acheter des simit à un vendeur ambulant. Diplômé d’une université de commerce, ce n’est pas un intellectuel raffiné. «Mais il pense vite et a un incroyable sens de la répartie», confie un ancien collaborateur. Avec des formules choc, parfois douteuses. Exaspéré par les récentes critiques de la presse occidentale, il a éructé contre «le gang global» et «le capital juif». Devant les foules, il se laisse emporter par sa rhétorique comme à Cologne, en Allemagne, où devant des immigrés turcs, il fustigea«l’assimilation comme un crime contre l’humanité». Mais il excelle aussi à adapter son discours. «Il peut, en une même semaine, parler simultanément démocratie aux Kurdes, religion dans les mosquées, kémalisme à Ankara, Europe à Bruxelles et sécurité à Washington», ironise un diplomate. Habile politique, il a toujours su reculer quand le rapport de forces n’était pas favorable. Saura-t-il montrer le même pragmatisme quant à ses ambitions de transformer la Turquie en République présidentielle ?

Au sein de son propre parti, les réticences sont fortes. L’intelligentsia libérale, qui soutenait au début l’AKP, est vent debout. Le juriste Baskin Oran rappelle que «la République présidentielle peut être dangereuse dans un pays devenu une démocratie depuis à peine un demi-siècle».

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